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Billet de blog 5 juin 2025

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LE TOUT-À-L’EGO (3)

Le tout-à-l’ego présente un caractère particulier : la violence et la guerre.

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Le tout-à-l’ego et la violence

Pour afficher leur tout-à-l’ego, certains s’imaginent que le recours à la violence est le moyen le plus efficace. Nous nous trouvons, de nos jours, devant une curieuse association : la montée des ego dans l’espace public s’accompagne d’une aggravation des manifestations de violence. Cela ne peut être seulement une coïncidence, mais, au contraire, on peut expliquer cela par un trait commun à la violence et la manifestation de l’ego. D’abord, rappelons-nous que, dans le champ politique, les identités ne s’expriment pas dans la logique du miroir, de l’identification symbolique à l’autre, comme dans le champ psychique, mais par une confrontation à lui. Si mon identité politique s’affirme comme de gauche, c’est parce que je m’oppose à l’identité de droite. Si la Palestine entend s’instituer comme l’identité d’un état, ce ne peut être qu’en s’opposant à Israël, à sa colonisation et à sa politique hégémonique. Pour cette raison même, un tout-à-ego politique peut se manifester dans le recours à la violence. Comme, dans la dimension politique de l’espace politique, les relations ne se fondent pas sur de l’identification à l’autre, la violence y est possible. C’est que le Tu ne tueras point du Décalogue n’a de consistance que dans la relation singulière à l’autre, tandis que, dans la dimension collective des uns aux autres, rien ne vient empêcher l’instauration de ce que l’on peut appeler le règne de la violence dans l’établissement d’un rapport de forces. Dans le champ politique, le tout-à-l’ego prend la forme de l'individualisation du rapport de forces entre les identités. La violence n’est que ce que l’on peut appeler une sorte de transgression des limites de la relation aux autres, et l’espace public, champ de la confrontation entre les identités politiques, se manifeste comme un champ de manifestation des violences, stade ultime de la confrontation aux autres. Dans ce champ, le tout-à-l’ego consiste dans une sorte d’individualisation de la représentation, des acteurs de la confrontation, les uns pour les autres. Dans le domaine de la communication et de l’information, le discours, le son et l’image manifestent le rapport des forces et, à un certain moment, le stade ultime de la confrontation s’instaure dans la manifestation des violences. Le tout-à-l’ego prend sa place dans l’individualisation des confrontations lors des manifestations, mais il peut aussi prendre la forme des violences policières menées par des policiers individuels à l’encontre de manifestants, comme ce fut le cas, par exemple, lors de la mort de Nahel. Mais la violence du tout-à-l’ego s’inscrit aussi dans les violences symboliques de la caricature ou de certains discours. Dans l’histoire, on peut aussi se rappeler la figure des tournois, qui n’étaient que des expressions singulières du tout-à-l’ego.

Le tout-à-l’ego et la guerre

Dans certaines situations, les personnages politiques se disent que, pour réaliser la manifestation violente du tout-à-l’ego, il faut faire la guerre. Nous en avons deux exemples devant nous à notre époque. Si la guerre de Gaza poursuit le conflit palestinien sous une forme particulièrement aiguë et aggravée, allant, nous dit le premier ministre israélien, B. Netanyahou, jusqu’à la recherche de la destruction de Gaza, c’est pour lui donner l’occasion d’affirmer la dimension singulière de sa personnalité. En intensifiant la lutte armée contre les habitantes et les habitants de Gaza, il croit se donner la légitimité d’un chef de guerre, ce qui lui permet d’échapper aux poursuites judiciaires dont il serait l’objet, d’affirmer l’étendue de son pouvoir et d’incarner, par sa personnalité singulière, la part belliqueuse de l’identité d’Israël. En exprimant cette identité par son ego, B. Netanyahou donne à ce dernier, dans l’espace politique, le rôle d’une violence allant jusque’à la recherche de la destruction de l’autre, c’est-à-dire du gazaoui. Mais, pour B. Netanyahou, il s’agit moins d’affirmer, de cette manière, l’identité de l’Israël que d’affirmer la dimension singulière de sa personnalité, en déplaçant ainsi le champ des confrontations politiques de la dimension collective de la guerre à la dimension singulière de son ego. On peut dire la même chose de la guerre en Ukraine. En menant cette guerre et en refusant d’y mettre fin, le premier ministre russe V. Poutine cherche à mettre en évidence son ego en lui donnant la consistance surdimensionnée d’une personne cherchant à s’imposer sur la scène politique, notamment pour mettre en sourdine les échecs économiques et financiers de la politique qu’il met en œuvre en Russie. Par ailleurs, en s’opposant à la personnalité singulière du chef de l’état ukrainien, V. Zelensky, qu’il va jusqu’à traiter de nazi, il cherche à incarner une légitimité de la conquête russe de l’Ukraine en dévalorisant son chef. C’est de cette manière que le tout-à-l’ego s’empare de la confrontation guerrière. Mais on peut se rendre compte que c’est, en réalité, depuis toujours dans l’histoire que les chefs d’État ont cherché à incarner l’individualisation de leur pouvoir en mettant en scène le tout-à-l’ego dans la guerre. On peut citer, notamment, les exemples de Louis XIV et de Napoléon, qui ont mis leurs pays en ruines en allant mener  à l’étranger des guerres visant à étendre leur royaume ou leur empire, à la fois pour se donner une légitimité en faisant croire qu’ils enrichissaient ainsi leur pays et pour rendre plus grande et plus dominante leur personnalité singulière de chef d’État. À notre époque, les chefs d’État porteurs d’une personnalité à mettre en valeur dans une politique de tout-à-l’ego se sont aussi mis en scène dans des politique de guerre et de confrontation, comme ont pu le faire un Johnson ou un Mao. Nous sommes bien, dans cette militarisation du tout-à-l’ego, dans la recherche d’une « violence légitime », comme le dit Max Weber, dont ils seraient porteurs du monopole de son expression.

Essayons d’en finir avec le tout-à-l’ego

Pour toutes ces raisons, il faut tenter d’en finir avec le tout-à-l’ego. On peut même aller jusque’à dire que cela devrait être la première tâche, de nos jours, d’un pouvoir réellement démocratique. En effet, en finir avec le tout-l’ego, c’est en revenir à la définition première de la démocratie en rendant le kratos, le pouvoir, au démos, c’est-à-dire au peuple. Trois pistes peuvent être mentionnées pour parvenir à en finir avec le tout-à-l’ego. La première consiste à rendre aux médias leur rôle d’information critique et en faisant d’eux des tribunes permettant au peuple de s’exprimer, de retrouver sa voix dans l’espace politique. Au lieu de laisser les pouvoirs singuliers s’emparer des médias et faire d’eux une tribune à leur service, il faudrait permettre aux voix du peuple de s’y faire entendre. Cela permettrait aux citoyennes et aux citoyens de mieux exprimer leurs orientations et leurs revendications et, de cette manière, de construire des états en  mettant en œuvre la réalité de leurs projets. La deuxième piste à explorer consisterait à en finir avec le règne des personnages seuls. En France, pour commencer, il serait important d’en finir avec l’élection du président au suffrage universel et avec l’étendue des pouvoirs qui lui sont reconnus. Mais, sans se limiter à la France, c’est dans tous les pays qu’il serait important de mettre fin aux monarchies républicaines que nous connaissons avec la figure de Xi Jinping, de Poutine, de Trump et d’autres comme le dirigeant de la Corée du Nord, Kim Jong-un, qui vient de dire son « soutien inconditionnel » de la politique de V. Poutine en Ukraine. La dimension institutionnelle du tout-à-l’ego s’est manifestée avec ces formes individuelles de régime et de souveraineté dont nous devons nous libérer. Enfin, mais peut-être m’objectera-t-on que c’est l’enseignant qui parle, sans doute serait-il essentiel d’enrichir la culture politique des citoyennes et des citoyens en mettant fin à l’hégémonie de certains médias numériques qui visent le divertissement et l’abêtissement au lieu de permettre au débat de se mettre en œuvre et à la critique de s’exprimer. En privilégiant l’aspect individuel de l’information, le tout-à-l’ego a mis fin à l’élément essentiel de la politique : l’échange continu entre le singulier et le collectif. En finir avec le tout-à-l’ego manifesterait les logiques de lien social et de solidarité qui font de nous des acteurs réels du politique.

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