Le bourgeois gentilhomme
Le premier personnage de cette scène était, bien sûr, D. Trump, celui qui avait mis en scène cette comédie. Comme le « Monsieur Jourdain » de Molière, il achète le politique. Pour lui, tout s’achète, tout a un prix. La guerre d’Ukraine n’est, pour lui, qu’une manière de s’acheter les minerais d’Ukraine au prix le plus bas possible, et, pour cette raison, il marchande. Tout s’achète, mais aussi il n’y a que ce qui s’achète qui l’intéresse. La scène qu’il avait organisée avec Volodymyr Zelensky n’était destinée qu’à signer des contrats lui permettant d’acheter. La sécurité n’est pas son problème, elle ne l’intéresse que si elle représente ce qu’il faut payer pour s’offrir des matières premières pour son industrie. Car D. Trump a bien montré au cours de cette scène qu’il n’est pas un politique : du politique, seuls l’intéressent le pouvoir, car il lui permet d’acheter et ce qu’il peut acheter pour s’enrichir. Ce bourgeois, ce capitaliste, ne joue le rôle du gentilhomme, du personnage politique, que parce que rôle lui permet d’avoir accès à la scène de ce théâtre qu’est le politique. Même la guerre n’est, pour lui, qu’un jeu, ce qui explique que la sécurité ne l’intéresse pas, comme il l’a dit à V. Zelensky. D’ailleurs, c’est aussi le Canada et le Groenland qu’il veut s’acheter. Reste à négocier le prix, comme, au sujet de l’Ukraine, avec le marchand, le rôle auquel il croit pouvoir réduire V. Poutine.
Tartuffe
Dans cette scène, il y avait aussi Tartuffe, le rôle joué par J. D. Vance, le serviteur zélé de la nouvelle religion que constitue, pour lui, la fidélité au capitalisme et à son grand prêtre, D. Trump. Ses appels répétés à V. Zelensky pour qu’il manifeste sa reconnaissance envers D. Trump montrait qu’il n’est pas non plus intéressé par la sécurité et la politique, mais qu’il réduit cette dernière à un culte de gratitude envers le grand D. Trump. Pour lui, l’échange entre le président des États-Unis et le président de l’Ukraine n’était pas un dialogue entre deux chefs d’État mais la mise en scène d’une sorte de « Deo gratias » que devait chanter V. Zelensky. Il faut qu’il y ait un Tartuffe dans cette mise en scène du politique à la fois pour donner à D. Trump le rôle de la divinité à laquelle le peuple doit rendre un culte et pour qu’en l’adorant, J. D. Vance indique qui est le méchant, le porteur du rôle du mauvais qu’il faut proscrire de la scène, qui ne doit pas être reconnu ni légitimé par le peuple, raison, d’ailleurs, pour laquelle il se fait traiter de nazi par Poutine et ses adorateurs. L’ambiguïté du rôle de Tartuffe, voulue par la culture théâtrale de la Commedia dell’arte et par celle de Molière est bien là : en dénonçant l’excès de religiosité du personnage, la comédie fait de lui un personnage double, conforme aux exigences de la normalité sociale et, en même temps, trop soumis à la loi, incapable de prendre une distance critique par rapport à elle, ce qui est, tout de même, le rôle du théâtre à l’égard du politique.
Le Misanthrope
Le rôle du Misanthrope est celui de V. Poutine. Il est le Misanthrope, d’abord parce que l’image qui est donnée de lui par les médias est celle d’un personnage toujours à distance des hommes, comme dans la célèbre image de la longue table l’éloignant des hommes, devenue classique dans l’esthétique poutinienne. Dans le théâtre de la guerre ukrainienne, Poutine joue le rôle du Misanthrope parce que son problème n’est pas l’Ukraine, encore moins les Ukrainiens, mais la domination d’un territoire. Ce ne sont pas les autres hommes qui soucient Poutine, mais sa propre sécurité et son maintien au pouvoir et la recherche d’une hégémonie sur le territoire le plus étendu possible, raison pour laquelle il cherche à absorber l’Ukraine dans sa conception de la Russie. L’entreprise de « dénazification » dont il parle sans cesse pour donner une légitimité à son « opération militaire spéciale » (« spéciale » parce qu’il n’existe aucun nom pour la définir) manifeste ce rejet des autres hommes, des hommes qui ne sont pas conformes à son projet politique. Vladimir Poutine est un misanthrope parce que, comme Trump, il hait V. Zelensky, voire le méprise, et cherche, avant tou, à se débarrasser de lui.
L’Avare
Harpagon est là, dans cette mise en scène, même s’il n’apparaissait pas dans l’altercation entre D. Trump et V. Zelensky. Il est là, on n’aura compris, sous les traits de l’acteur chargé, dans la scène, de la réduction des dépenses publiques. Il s’agit d’Elon Musk. Comme Harpagon, il n’est pas là pour « faire de l’économie », c’est-à-dire pour avoir une approche politique de l’économie et pour élaborer des projets rationnels, mais pour « faire des économies », c’est-à-dire pour contrôler que l’État dépense surtout le moins possible. Dans la politique des États-Unis, cela signifie licencier et supprimer des emplois dans le domaine des agents de l’État, dans le domaine de la coopération et de la solidarité, cela implique de changer de politique en excluant le terme « solidarité » des mots de l’État fédéral, mais, dans le domaine de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, cela implique de dépenser le moins possible. En ce sens, sans doute Harpagon aura-t-il pesé fortement dans la décision de D. Trump de mettre fin à l’implication des États-Unis dans la guerre en Ukraine, et, au-delà, dans la défense de l’Europe en mettant fin à la présence des États-Unis dans l’O.T.A.N., voire en supprimant purement et simplement à son existence même.
L’absent de la scène : le peuple
Il y a un absent dans cette théâtralisation du politique : le peuple. Le peuple n’est pas sur la scène pour deux raisons. La première est simple : comme la scène de la confrontation avec Zelensky était prévue pour être jouée à la télévision, il s’agissait bien de réduire le peuple au rôle d’un spectateur, celui qui regarde la scène sans participer au débat qu’elle représente. La seconde raison de cette absence est plus grave : c’est le peuple ukrainien qui est absent parce que Trump entend négocier à son sujet avec Poutine, mais en son absence, c’est-à-dire sans chercher à le faire participer au débat, et, surtout, en acceptant la mort des soldats au combat et des autres habitants de l’Ukraine sous les bombes lancées sur eux par les soldats de la Russie. Le peuple est absent de cette scène qui ne réunit que les acteurs du pouvoir - raison pour laquelle, au bout du compte, Zelensky finira, lui, par la quitter, pour rejoindre la réalité du peuple ukrainien en n’acceptant pas d’être réduit au rôle d’un adversaire d’une scène de théâtre. Quand Trump commence la scène en faisant des traits d’humour sur la façon dont Zelensky est habillé, c’est une manière de rejeter d’une scène de théâtre le personnage de la victime en lui reprochant de ne pas porter le costume qu’il faudrait et de porter le costume d’un homme du peuple, alors que ce dernier ne devrait figurer que dans le public, tenu à l’écart du drame qui se joue sur la scène sous ses yeux. C’est ici que ce qui aurait dû s’interpréter comme la scène d’un opéra-bouffe se joue dans le langage et dans les rôles d’une tragédie.
La folie du pouvoir
En réalité, la théâtralisation du politique à laquelle D. Trump nous fait assister n’est que la mise en scène de la folie du pouvoir. Cette théâtralisation met sous nos yeux le pouvoir tel qu’il est exercé par des fous qui en sont porteurs. C’est que, comme nous le savons tous, une véritable rationalité du politique dans une société démocratique repose sur une conception du pouvoir permettant à tous de l’exercer. Mais, aujourd’hui, D. Trump, V. Poutine et bien d’autres, comme Xi Jinping ou N. Modi, semblent atteints de la folie d’un pouvoir sans contestation ni successions possibles. La folie du pouvoir désigne un pouvoir qui n’est pas exercé par le démos, comme dans une démocratie véritable, mais qui est confisqué au peuple par des acteurs politiques hégémoniques, tout-puissants et porteurs d’un pouvoir exclusivement à eux. Mais comme toutes les folies, il faut faire attention : chez les Romains, la marche glorieuse vers le Capitole passait par la roche Tarpéienne, c’est-à-dire le lieu la chute. Comme toutes les folies, la folie du pouvoir est une sorte d’aliénation, dont on ne peut se libérer.