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Billet de blog 6 avril 2023

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LA QUESTION DES RETRAITES : L’ABSENCE DU TEMPS LONG EN POLITIQUE

Tentons aujourd’hui d’aborder la question politique de la réforme des retraites d’une autre manière que celle qui était la nôtre : tentons de penser la question des retraites du point de vue du temps en politique.

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La politique des retraites : une politique du temps

Comme la retraite est un des moments de la vie, elle nous donne un regard sur le temps. C’est même parce qu’elle fonde un regard sur le temps qu’elle est si importante. Mais, au-delà, elle constitue une médiation politique : ce regard sur le temps articule le temps singulier de notre existence personnelle et le temps de l’organisation sociale du temps dans la société dans laquelle nous vivons. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le débat sur la réforme des retraites occupé une place si importante dans la vie politique d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement d’un problème politique comme il s’en pose tant d’autres, il ne s’agit pas seulement de critiquer une initiative de l’exécutif qui manifeste des orientations politiques avec lesquels le pays est en désaccord : ce débat touche aux fondements même de notre vie sociale, à ce qui l’a construit, à ce qui l’institue. La politique des retraites s’inscrit dans ce que l’on peut appeler une politique du temps. L’une des raisons pour lesquelles le débat qui se joue en ce moment en France - ou, plutôt, pour lesquelles le pouvoir refuse le débat et que le peuple est décidé à imposer sa tenue, est qu’entre le pouvoir et le peuple, se déroule un dialogue de sourds, car le pouvoir ne veut pas entendre la parole du peuple sur le temps.

La médiation politique du temps : une articulation entre le temps de la personne et celui de la société

Comme je l’ai souvent écrit ici, ce que l’on appelle une médiation est une articulation entre le singulier et le collectif - entre la personne et la société dont elle fait partie. Le temps s’inscrit dans une logique de la médiation, puisqu’il consiste dans une relation entre le temps de la personne, de l’existence singulière de quelqu’un, et le temps de la société, du pays. Réfléchir à une médiation politique du temps consiste, ainsi, à réfléchir à la façon dont les normes du temps et les discours sur lui établissent une relation entre la personne et la société. Finalement, la médiation politique du temps institue une relation politique entre le temps de la personne et celui de la société politique. C’est pourquoi le débat sur les retraites est si intense : les retraites sont une illustration particulièrement sensible du temps en politique : quand je pense individuellement à ma retraite, je pense à une époque particulière de mon existence, et quand le pouvoir et les oppositions tiennent un débat sur les retraites, il s’agit d’une des normes qui établissent une loi destinée à unifier le temps des personnes - en l’occurrence le temps de leur travail et celui de leur existence sociale.

La médiation politique du temps : une articulation entre le temps court et le temps long

Mais la médiation politique du temps se fonde sur une autre articulation - entre le temps court et le temps long. C’est l’historien F. Braudel (1902-1985) qui a pensé cette relation entre deux temporalités. Le temps court, c’est celui des événements, des dates, des pratiques sociales. Le temps long, c’est celui des évolutions de la société, des transformations de la culture. Tandis que nous sommes conscients du temps court, puisque c’est celui de notre expérience, nous ne sommes pas conscients du temps long, qui, pour nous, ne peut être qu’un objet de savoir. Or, la politique des retraites s’inscrit, elle aussi, dans lez temps court et dans le temps long. Dans le temps court, le temps des retraites est celui des lois qui s’imposent à nous, tandis que, dans le temps long, il s’agit des évolutions de la culture qui, peu à peu, ont imposé la prise en considération d’un temps de la retraite et ont inscrit la reconnaissance de la retraite dans les dialogues ou les négociations entre les salariés et les employeurs. Ce qui est une menace dans le projet de réforme des retraites, c’est qu’il consiste dans une profonde régression sociale, c’est qu’il est un retour en arrière dans la relation entre le temps court et singulier et le temps long et collectif, il est, ainsi, une dénégation de tant d’années d’évolutions et de luttes qui ont fini par donner une place à la retraite dans le temps social. Le temps long des retraites, finalement, c’est la reconnaissance par la société du temps long du droit du travail.

Le libéralisme : une économie politique du temps court

Ce qui caractérise le libéralisme, ce système économique dans lequel nous vivons, c’est qu’il ignore le temps long. Le libéralisme se fonde sur la recherche du profit dans le temps court, et sur lune conception de la liberté qui la réduit à la liberté des entreprises. Dans cette dénégation de la liberté des acteurs du travail, il n’y a pas de place pour le temps long, car il n’y a pas de politique du temps dans le libéralisme, puisqu’il rejette l’idée même d’une économie politique. Dans la politique du libéralisme, l’économie ne relève pas de la politique, la politique est un gros mot, car les pouvoirs de l’économie et de la finance refusent d’être soumis aux pouvoirs politiques. C’est la raison pour laquelle le libéralisme ne peut pas penser le temps long. C’est pourquoi le temps long du travail, dont fait partie le temps des retraites, est refoulé par le libéralisme. Le libéralisme ne reconnaît au travail qu’un temps court, celui du salarié et de sa retraite individuelle (et encore), et il refuse d’engager un débat sur la façon dont la société peut construire un temps long du travail.

La réforme des retraites ; une dénégation du droit des salariés au temps

Le but poursuivi par la réforme des retraites est d’imposer que les salariés ne soient admis à bénéficier de leurs retraites que le plus tard possible. En ce sens, il s’agit bien d’une dénégation du droit des salariés à avoir un temps qui leur soit propre. Le droit au temps, c’est le droit à disposer d’un temps qui nous soit propre, qui ne soit pas imposé par l’hégémonie de la société. Ce droit au temps, c’est celui de pouvoir fixer librement l’organisation de son temps de travail,  c’est le droit au temps du loisir et de la culture - et, on s’en rend bien compte aujourd’hui, c’est le droit à une retraitée équitable. Mais le droit au temps fondé sur le droit à la retraite consiste aussi dans le droit de fonder les retraites sur la répartition et non sur la capitalisation, de façon à ce que les retraites soient équitablement instituées pour tous les travailleurs. Le projet de réforme des retraites dénie ce droit à un temps équitable, et c’est ce qui est grave, ce en quoi il constitue une régression. Comme toutes les initiatives qui, dan l’histoire, ont été déguisées en « progrès », il s’agit, en réalité, d’une régression, d’un refus des progrès sociaux qui fondent notre histoire.

La réforme des retraites : une dénégation des acquis sociaux de la politique du temps

C’east l’autre dénégation de la politique du temps que la réforme des retraites cherche à imposer. Elle dénie les acquis sociaux de siècles de revendications et la lente construction d’une véritable justice sociale. Sur le plan du temps long, le projet de réforme des retraites est, tout simplement, une dénégation de l’histoire. Comme le libéralisme est incapable de se situer dans le temps long, et qu’il ne peut proposer que des normes opératoires dans le temps court, il ne sait pas ce que c’est que l’histoire. La politique macronienne cherche à refouler la politique du temps en la déniant, en refusant de lui reconnaître une existence. En effet, dénier les acquis sociaux de l’histoire, c’est dénier l’histoire en imposant une hégémonie du temps court. Le pouvoir macronien cherche à établir une hégémonie fondée sur la censure de tous les domaines de la culture, alors que le temps est un domaine essentiel de la culture politique. Ne nous trompons pas : en luttant contre l’imposition de cette réforme des retraites, nous ne luttons pas seulement pour empêcher une régression des droits sociaux, car il s’agit aussi d’empêcher la disparition de notre culture.

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