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Billet de blog 6 juin 2024

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Retrouver l’imaginaire

Dimanche, nous allons voter. Ou refuser de voter et aller à la pêche. Peu importe ce que nous en faisons : ce qui compte, c’est qu’il s’agit d’un dimanche d’élection. Et donc d’imaginaire.

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Pourquoi parler d’imaginaire à propos d’élections ?

Les élections nous mettent toujours face à des imaginaires proposés par des candidats : « Si nous sommes élus, voici ce que nous ferons » ou à nos imaginaires à nous : « Si je pouvais décider, voici ce que j’aurais envie de faire ». L’élection est un moment qui est comme une parenthèse dans la vie politique. D’abord, pendant un très long temps auparavant, on ne parle que de cela, au point qu’on finirait presque par ne plus penser à rien d’autre dans le domaine politique. Et puis c’est une parenthèse parce que nous sommes entre deux périodes : un mandat s’achève et nous n’avons pas encore donné le mandat qui prendra sa suite.

Nous sommes aussi dans une parenthèse politique parce que nous sommes dans une sorte d’attente. Cette attente est un suspens savamment entretenu par les partis et par les candidats, mais aussi par les médias, qui ont commencé ce feuilleton depuis des semaines, et même davantage. Nous ne connaissons pas l’issue du feuilleton, mais les discours de l’espace public font monter une sorte de pression - comme les feuilletons. Nous suivons les discours des personnages et nous attendons la fin du feuilleton dans une sorte de suspens, comme nous dans tous les feuilletons que nous avons l’habitude de suivre.

Et, même si nous nous désintéressons de l’élection qui se présente, même si nous nous situons en-dehors de ce que l’on peut appeler la politique électorale, nous ne pouvons pas échapper au feuilleton et à son déroulement, parce qu’il envahit l’espace public par les affiches sur les murs des rues, par les informations et les discours dans les médias, par l’omniprésence du fait électoral. Et c’est en ce sens que nous parlons d’imaginaire.

En effet, les feuilletons se sont toujours fondés sur la mise en scène de récits imaginaires. Comme les médias, les élections font appel à notre imaginaire en raison, précisément de ce temps électoral qui précède le moment de l’élection proprement dite.

Les périodes électorales sont des périodes au cours desquelles nous vivons des moments imaginaires car les discours des médias et ceux des candidats nous occupent par les imaginaires qui s’y confrontent et qui font appel, que nous le voulions ou non, à notre imaginaire à nous, qu’ils sollicitent - ne serait-ce que parce le temps électoral est fondé sur des projets, sur des confrontations idéologiques, sur une sorte d’idéalisation de certains personnages.

Et puis ce qui engage l’imaginaire dans le temps des élections est le fait que notre identité, notre culture, nos idées, nos engagements trouvent leur place dans le feuilleton électoral en nous faisant nous identifier à des personnages ou à des projets, ou, au contraire, nous font refuser cette identification.

Qu’est-ce que l’imaginaire en politique ?

Comme toutes les identités, les identités politiques reposent sur du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Le réel, nous n’en parlerons pas ici, parce qu’il s’agit du pouvoir, et que, justement, c’est lui qui est, en quelque sorte, mis entre parenthèses dans le temps de l’élection. Le pouvoir est suspendu, dans l’attente que soient désignés, à l’issue de l’élection, celles et ceux qui l’exerceront - en principe en notre nom, puisque c’est le sens du fait électoral. Nous parlerons du symbolique et de l’imaginaire.

Le symbolique, c’est l’ensemble des discours, des images, des représentations de toutes sortes qui expriment le politique dans l’espace public des médias, des discours politiques, des images représentant des acteurs politiques. La seule particularité du symbolique en période électorale, c’est qu’il ne représente pas le réel, comme le symbolique ordinaire, mais l’imaginaire - celui des candidats, prenant la forme de leurs projets et de leurs engagements, et celui des électrices et des électeurs, ce que l’on peut appeler l’imaginaire citoyen, qui exprime leurs vœux pour la société dans laquelle ils vivent, leurs croyances et leurs idéologies, leurs opinions qui se fondent sur toutes sortes d’imaginaires - y compris sur la fiction, qui tient une grande place dans les cultures politiques mises en scène au cours des temps électoraux.

L’imaginaire politique a, en particulier, deux dimensions. La première est l’imaginaire du souhait. On l’appelle l’utopie, c’est-à-dire le discours qui n’a pas de lieu dans la réalité (l’utopie est un mot imaginé au seizième siècle par l’anglais T. More, qui l’avait formé à partir du grec ou-topia, « sans lieu »). L’utopie est l’imaginaire qui exprime, en politique, les désirs qui sont les nôtres, les désirs dans lesquels nous nous reconnaissons. Nous exprimons cette reconnaissance en choisissant et en votant.

L’autre imaginaire politique est celui de la menace, de la peur. L’imaginaire de la peur joue un grand rôle dans l’imaginaire politique - en particulier en période électorale, car on sait l’importance des discours de menace (« Si vous ne votez pas pour moi, voici ce qui va vous arriver »). Si l’on réfléchit bien, c’est simple : les imaginaires de menace sont mis en scène par les acteurs politiques qui n’ont pas de discours parce qu’ils n’ont rien à dire.

Comme ils n’ont pas de projet ni même de véritable identité politique, la menace est leur seule façon de susciter le choix des électeurs. C’est justement de cette façon qu’Emmanuel Macron a été élu en 2022, en tenant le seul discours qu’il était en mesure de tenir : la peur de la candidate du R.N. - sans, d’ailleurs, comme c’est le cas de toutes les menaces, être réellement en mesure de dire pourquoi elle représentait un danger.  

La défaite du politique : une défaite de l’imaginaire

Réfléchissons à la crise que connaît le politique de nos jours. Je parle de crise parce qu’il faut bien reconnaître que le politique échappe à la rationalité. Les projets politiques qui nous sont proposés et ceux qui s’expriment dans l’espace public ne sont pas des projets, et c’est pour cette raison que le politique se situe en-dehors de la raison véritable. Ce ne sont pas des jugements ni des choix rationnels qui vont s’exprimer dans l’espace politique dimanche prochain, et l’espace public n’est pas l’espace d’un débat véritable.

Nous connaissons une sorte de panne du politique - et cela, me semble-t-il, pas seulement dans notre pays, mais dans le monde entier. C’est même sur cette crise du politique que peuvent prospérer les idéologies ou les pouvoirs totalitaires, comme en Russie, en Chine ou en Inde, où les idéologies chassent le politique de leurs discours ou des choix qu’ils proposent, comme c’est le cas des pouvoirs technocratiques.

C’est aussi le cas des pouvoirs des capitaux et des banques qui n’ont comme rationalité que celle de leurs profits. Mais sans doute faut-il penser cette crise du politique à la fois comme une crise des discours et comme une crise des engagements.

La crise des discours désigne le manque de véritable discours politique dans l’espace public, l’absence de véritables projets ou de véritables idées politiques, que nous connaissons depuis des années. Cela permet de comprendre la crise des engagements, c’est-à-dire à la fois le manque de confiance envers les acteurs politiques, le manque d’opinion et l’absence de véritables choix politiques exprimés par les citoyens. Cette crise du politique est, en réalité, une crise de l’imaginaire.

Nous n’avons plus d’idées politiques parce que nous n’avons plus d’imaginaire. La technocratie et l’obsession de la gestion ont peu à peu envahi toute la sphère politique. Mais cette absence d’imaginaire explique aussi que les imaginaires totalitaires puissent prospérer puisque les imaginaires de gauche ont déserté l’espace politique. Il n’y a plus d’imaginaire, car les acteurs politiques et leur discours sont devenus incapables d’imaginer des idées ou des projets sur ce que pourrait être un monde pour lequel ils s’engageraient.

Cette défaite de l’imaginaire repose sur la perte des idéaux qui pourraient susciter nos engagements et orienter nos choix. Nous n’avons plus d’imaginaires politiques parce que les partis, les acteurs, les mouvements politiques de toute sorte ne savent plus comment nous en proposer ni quelle forme leur donner.

La véritable urgence est là : nous devons retrouver notre imaginaire politique et nous figurer de nouveau des utopies nous donnant le désir de nous engager. Sans idéal, il ne peut y avoir de désir, et, sans désir, il ne peut y avoir d’engagement.

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