L’indifférence aux lois
Ce ne sont pas tant les mésaventures d’É. Dupond-Moretti qui m’importent, au fond, je ne me sens pas concerné par elles, que ce qu’elles signifient, que ce qu’elles manifestent : l’indifférence aux lois. Si le garde des Sceaux est ainsi renvoyé devant la Cour de justice de la République, c’est que les lois lui sont indifférentes, et c’est cette indifférence qui est à questionner. Sans doute s’agit-il d’une des différences, n quelque sorte constitutives, fondatrices, entre la gauche et la droite : la gauche a toujours considéré la reconnaissance des lois, l’obéissance à elles, comme un devoir, alors que la droite leur est indifférente. Ce qui compte pour la gauche, c’est ce qui fonde l’État - sauf à le renverser, mais c’est alors, pour instituer de nouvelles lois. En revanche, ce qui compte, pour la droite, c’est le rapport de forces, la concurrence, qui fonde le marché, seule autorité qui compte pour elle. Dans ces conditions, l’attitude du ministre de la Justice n’a rien de surprenant : en ignorant les lois comme c’est son cas, il ne fait que suivre la logique de la droite et du libéralisme : peu importent les lois, ce qui compte, c’est être le plus fort. Le problème, toutefois, c’est que, comme tous les paris, c’est un pari risqué, car il vient toujours un moment où l’on peut perdre la supériorité de sa force, et, alors, on est rattrapé par la loi que l’on a ignorée.
Se croire au-dessus des lois
C’est cela, la droite : si elle est indifférente aux lois, c’est qu’elle se considère supérieure à elles. On peut observer cela dans la politique de l’exécutif dans le domaine des retraites ou dans celui de la réforme de l’assurance-chômage. Pour une fois, il se heurte à une assemblée dont la majorité ne lui est pas acquise et, dans une telle situation, la loi pourrait bien être plus forte que lui. Par conséquent, pour affirmer sa supériorité sur les lois, il les contourne, il imagine des stratagèmes lui permettant de manifester un rapport de forces qui lui serait plus favorable. Au-delà du cas particulier de M. Macron et de son gouvernement, en principe dirigé par Mme E. Borne, cette supériorité imaginaire sur les lois fait partie de l’identité de la droite, qui se croit toujours au-dessus d’elle. Cela lui vient de son histoire, car, en politique, c’est toujours l’histoire qui institue les identités. La gauche est née d’une détermination à mettre fin au pouvoir en place et à le remplacer par un autre, plus démocratique, plus conforme au pouvoir du démos, du peuple. La droite, elle, a toujours, au contraire, cherché à maintenir les pouvoirs établis : c’est pour cela qu’une autre façon de la désigner est le conservatisme. C’est la raison pour laquelle la droite se considère comme supérieure aux lois, car elle estime que le pouvoir dont elle dispose n’a pas à changer : au pouvoir elle est née, au pouvoir elle demeure et demeurera. Cela fait, d’ailleurs, partie aussi des raisons pour lesquelles les religions ont toujours été des imaginaires politiques entretenus par les acteurs politiques de droite : elles renforcent le conservatisme des pouvoirs politiques en les renforçant par de l’imaginaire. L’idéologie est le plus souvent conservatrice, et c’est pourquoi Marx la dénonce, dans L’idéologie allemande, comme une force imaginaire au service des puissants.
Le mépris pour les juges
L’indifférence aux lois s’accompagne du mépris pour les juges. Dans une démocratie le pouvoir judiciaire dit être indépendant des deux autres, du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, car c’est le rôle des juges d’évaluer l’action des autres pouvoirs, de la juger en cas de litige, de conflit, d’arbitrer, aussi, les éventuels antagonismes entre les autres pouvoirs. Mais, dans ces conditions, il y a toujours une suspicion de l’exécutif et du législatif à l’égard du pouvoir judiciaire. Ce mépris de la droite pour les juges prend deux formes. Ou les juges servent ses intérêts et elle les méprise car elle les considère comme de simples outils à sa disposition. Ou ils mettent en œuvre une action qui n’est pas conforme à ce qu’exigent ses objectifs et elle entre en conflit avec eux en tentant, comme dans tous les conflits, d’être supérieure à eux. C’est ce qui se produit, aujourd’hui, avec l’attitude du garde des Sceaux – sauf qu’il a échoué et qu’il est, en effet, traduit devant la Cour de justice de la République et qu’il devra rendre des comptes. Ce mépris de la droite pour les juges est une vieille histoire, qui se perd, sans doute, dans la nuit des temps politiques, car les juges ont toujours été les arbitres et que les arbitres ont toujours été étrangers à la logique des rapports de forces, simplement parce que cela ne fait pas partie de leur façon de penser.
Le libéralisme ignore la loi : pour lui, seul compte le rapport de forces
C’est ainsi que nous nous trouvons, une fois de plus, devant l’identité politique du libéralisme. L’illusion de liberté sur laquelle il se fonde, cette obsession de toujours tout régler par la force dans une société du marché qui ignore ce que sont les règles et la régulation par des arbitres ou par des lois, est un des éléments constitutifs du libéralisme – peut-être, justement, parce qu’il a été imaginé pour donner une force politique à ceux que la loi dérange, à ceux pour qui la loi est un obstacle : les marchands, les banquiers, ce que l’on appelle le monde des affaires. Le libéralisme ignore la loi parce que comme il doit être plus fort que l’autre, il n’a pas le temps de l’observer, de veiller à ce qu’il entreprend soit conforme à la loi. Cela explique, d’ailleurs, que les coups d’État, qui, en quelque sorte par définition, sont des tentatives de mettre fin à la loi, soient souvent mis en œuvre par des acteurs politiques de droite avec le soutien des guerriers, des forces armées. C’est aussi cette ignorance de la loi par le libéralisme qui, à l’échelle internationale, permet de comprendre l’exploitation des ressources naturelles qui sont souvent la seule richesse des pays pauvres par les entreprises des pays riches. Les lois instituées par le droit international sont, ainsi, ignorées par le libéralisme car elles ne lui servent à rien.
Les lois et l’égalité
C’est ainsi qu’il faut comprendre le sens des lois et de leur méconnaissance par la droite : les lois ont toujours été imaginées pour veiller à l’égalité. Les lois ne sont pas seulement là pour organiser le monde social et pour le réguler, elles ne sont pas seulement là pour imposer des normes et des règles qui assurent la pérennité de la société : elles sont là pour instituer une véritable égalité politique, car elles s’imposent de la même manière à toutes et à tous. Nous sommes toutes et tous porteurs d’identités différentes, nous disposons toutes et tous de forces différentes et de moyens qui nous sont propres : c’est la loi qui permet que l’égalité soit assurée dans la société dans laquelle nous vivons, car elle institue des règles qui, elles, sont semblables pour nous tous. C’est bien pour cela que la droite cherche toujours à être indifférente aux lois qui sont des obstacles à la manifestation des rapports de forces et qui permettent que soit assurée l’égalité à laquelle elle est, par définition, toujours opposée. En réfléchissant, ainsi, à l’indifférence aux lois, on peut mieux comprendre quel est leur rôle dans une société : elles instituent une égalité entre toutes et tous pour mettre fin à une société fondée sur le seul rapport des forces.
Le déni du langage et de la culture
Finissons en réfléchissant au sens du mot « loi ». La loi, la lex, c’est ce que l’on appelle un performatif (il n’y en a pas beaucoup dans le langage). Un performatif, c’est un discours qui agit. Les mots de la loi ont une force qui leur est propre, et c’est bien pour cela que la loi est étrangère aux rapports de forces : elle n’a pas besoin d’eux, elle n’a besoin que de l’adhésion de celles et de ceux dont elle organise la vie sociale. C’est pourquoi, parce que la loi consiste dans des mots, dans du langage, c’est-à-dire dans de la culture, que la droite est souvent si opposée à la culture, qu’elle réduit souvent à du loisir et à du divertissement, alors que le rôle, essentiel, de la culture est d’exprimer l’identité.