L’I.V.G. dans les pratiques sociales françaises
Pour comprendre le projet de constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse, sans doute faut-il commencer par le commencement. Pour cela, d’abord, il faut situer l’I.V.G. dans l’histoire. La légitimation de l’I.V.G., sa reconnaissance comme une pratique sociale ordinaire conforme à notre droit, la libération des femmes qui décident d’y avoir recours, il faut commencer par les siècles de refus de cette légitimité, d’avortements clandestins, mais aussi par des siècles de déni de la souffrance des femmes confrontées aux violences sexuelles et à la culpabilisation, d’un patriarcat avec lequel nous n’en avons pas fini. La loi française avait été fondée sur le refus patriarcal du droit des femmes à disposer librement de leur corps, mais aussi sur une soumission millénaire des femmes à un droit institué par la puissance masculine. L’interruption volontaire de grossesse est une pratique qui a toujours existé dans notre société, comme, d’ailleurs, dans toutes les autres, parce que les femmes ont toujours eu recours à des procédures les libérant de grossesses non désirées. C’est que, pour se faire reconnaître une légitimité, il était nécessaire que l’I.V.G. ne fût plus seulement soumise au droit des hommes mais qu’elle le fût aussi à un droit institué par des femmes et par des hommes. La place de l’I.V.G. dans les pratiques sociales françaises ne peut se comprendre seulement du point de vue de la place de la naissance dans notre culture, mais on ne peut ne peut lui donner de sens qu’en la situant par rapport au droit des femmes de disposer de leur corps, d’en finir avec une grossesse non désirée qui pouvait leur être imposée sans leur consentement. En ce sens, bien sûr, nous sommes devant un approfondissement du droit des femmes.
De l’avortement à l’I.V.G.
Comme d’habitude dans cette chronique, commençons par les mots. Avant de parler de « l’interruption volontaire de grossesse » et « d’I.V.G. », on a parlé de l’avortement. C’était le nom que portait le fait de mettre fin à une grossesse. Ce mot, « avortement », était chargé de connotations douloureuses, pénibles, pour toutes sortes de raisons. D’abord le fait de se pratiquer dans la clandestinité voulue par le refus de sa légitimation conduisait à des pratiques menées en l’absence de véritables conditions satisfaisantes du point de vue de la santé et de la sécurité. Ensuite, ce terme même comportait une connotation de culpabilité, à la fois du côté de la femme qui y avait recours et du côté des « faiseuses d’anges », les femmes qui pratiquaient l’opération. Peu à peu, le droit a changé, la loi a fini par entendre la voix des femmes et par leur reconnaître la liberté de leur corps. Mais ce recours à un sigle, à une abréviation, laisse entendre que la société n’a pas reconnu pleinement cet droit. Le recours à une abréviation permet d’éviter d’employer les mots, dans toute la plénitude de leur signification, mais aussi de leur violence. En passant de l’avortement à l’I.V.G., notre société a consenti à la reconnaissance institutionnelle de la fin de la grossesse, mais sans l’intégrer pleinement dans notre lexique politique. Enfin, sans doute faut-il s’interroger sur le sens du « v » : le recours à l’I.V.G. est-il toujours volontaire ? N’est-il pas imposé par les circonstances dans lesquelles la femme y a recours ? Cette dénomination, « volontaire », est complexe. En effet, d’abord, il s’agit d’une façon, pour la loi, de permettre à l’État de se défausser de sa responsabilité en la faisant porter par les femmes : si l’interruption de grossesse est volontaire, c’est que les femmes sont responsables d’elle. Mais, par ailleurs, il y a, dans cette figure du « volontaire », la manifestation du déni des conditions dans lesquelles une grossesse est ainsi interrompue. En passant de l’avortement à l’I.V.G., la loi a changé la violence de sens : à une violence subie sur leur corps, les femmes sont passées à une autre violence, celle qui les a libérées de la culpabilité, qui leur a permis de se débarrasser du piège de la faute. Mais ne s’agit-il pas toujours d’une violence sur leur corps ?
L’I.V.G. et les droits des femmes
On ne peut comprendre la signification politique de la légitimation de l’I.V.G. par son inscription dans la Constitution qu’en la situant dans l’histoire de ces siècles au cours desquels il a fallu se battre pour que les femmes se voient reconnaître cette liberté de leur corps. Ces siècles de violence et de toute-puissance, au cours desquels la liberté de leur corps leur était refusée, permettent de comprendre ce que représente l’inscription du droit à l’I.V.G. dans la Constitution. Pour les femmes, il s’agit de se voir enfin reconnaître une liberté qui aurait dû leur être reconnue en toute égalité. Le sens de la constitutionnalisation du droit à l’I.V.G. ne peut se comprendre que si l’on situe cette réforme de nos institutions dans le temps long d’une histoire : à la fois de l’histoire des femmes et de celle de l’hégémonie des hommes. Ce droit avait commencé à être ouvert par la reconnaissance du droit à la contraception, en 1967, par la loi portée par Lucien Neuwirth, qui avait engagé le chemin. Sans doute même faut-il mettre en relation la constitutionnalisation du droit à l’I.V.G. avec la reconnaissance du droit de vote aux femmes, en 1945. Et je ne parle ici que de la France, car le chemin a été encore plus long dans d’autres pays dans lesquels les femmes sont loin d’être parvenues à se faire reconnaître le libre usage de leur corps.
L’I.V.G. dans la Constitution
Une question doit être posée : quelle est la signification politique et institutionnelle de l’inscription dans la Constitution du droit à l’I.V.G. ? On peut comprendre cette réforme de la Constitution de trois manières. D’abord, il s’agit d’un constat : une fois de plus, nous nous rendons compte que notre Constitution, qui date du 4 octobre 1958, a vieilli. La cinquième République est devenue le plus long des régimes républicains que notre pays a connus. En ce sens, elle ne répond plus tout à fait aux exigences de notre société, à ce que notre culture et notre société attendent d’une constitution, qui fonde notre régime politique. Cette réforme entend répondre à cette exigence. Une autre question sera de se demander si une telle réforme peut suffire à faire de la Constitution un texte de « loi fondamentale » répondant à ce que l’on attend de lui. La seconde manière qui permet de comprendre cette réforme est une mutation profonde de la manière dont la filiation, la sexualité, la famille, sont régulées par la loi. Cette mutation exige que la loi lui réponde en changeant nos institutions de telle façon qu’elles correspondent pleinement aux transformations de notre société. Mais, dans le même temps, nous vivons toujours dans un décalage entre les institutions politiques et les institutions de la naissance et de la filiation. Sans doute le politique n’est-il pas en mesure de répondre seul aux inquiétudes de la société. Les réponses à ces questionnement sont ailleurs : dans l’évolution de nos façons de comprendre nos désirs et de les réguler. C’est à d’autres discours politiques que la constitution de répondre à ces questionnements, et l’on se rend compte, ainsi, que la psychanalyse a toujours été, avant tout, une science de la loi : une science politique. Enfin, ce n’est pas n’importe qui qui a proposé cette réforme de la Constitution, n’importe où et n’importe quand. Ne nous leurrons pas : derrière cette réforme, il y a, comme toujours depuis qu’il est à la tête de l’État, la volonté presque obsessionnelle d’E. Macron de vouloir tout réguler, tout surveiller, tout encadrer. Cette réforme devait, pour lui, être « sa » réforme. Il devait laisser derrière lui une loi destinée à tenter de compenser le vide de son mandat, l’absence de réelles politiques, de véritables transformations, de véritables évolutions. Cette réforme de la Constitution ne compensera pas ce vide politique, car rien ne peut le compenser. Un dernier mot : sans doute peut-on reconnaître dans « la fin de la faute » une avancée de notre droit et de notre Constitution, mais ne nous trompons pas, le chemin est encore long jusqu’à l’égalité entre les femmes et les hommes et jusqu’à l’égalité sociale, économique et politique entre toutes celles et tous ceux qui appartiennent à notre société. Ne cédons surtout pas à l’illusion de la conquête de l’égalité. Cette loi risque, au contraire, de masquer sous la reconnaissance de ce droit une aggravation des inégalités.