Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

361 Billets

1 Éditions

Billet de blog 7 septembre 2023

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

LES NOUVEAUX PIRATES

À l’occasion de la guerre en Ukraine et des décisions des pays dits occidentaux d’organiser des sanctions contre la Russie, touchant notamment ses activités commerciales dans le domaine de l’énergie, on a l’impression que des pétroliers sillonnent les mers, à la façon dont le faisaient les pirates dans un autre temps.

Bernard Lamizet (avatar)

Bernard Lamizet

Ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les transports maritimes et les sanctions

Les « sanctions » infligées à la Russie par les pays « occidentaux » ont suscité l’éveil de ces nouveaux pirates qui se chargent d’acheminer du pétrole russe vers d’autres pays « clients » de la Russie, afin de ne pas interrompre l’activité économique de ce pays ni, surtout, les profits qui l’accompagnent. Mais, au fond, qu’étaient les pirates du temps de la marine à voile, puis à toutes les époques de la marine commerciale, sinon des trafiquants qui mettaient en œuvre un marché clandestin échappant aux normes édictées par les grands pays ? D’ailleurs, au passage, j’ai toujours été indigné par cet usage du terme « sanction », courant depuis longtemps dans le discours sur la géopolitique. En effet, ce mot signifie que des punitions sont infligées par des autorités à de mauvais élèves ou à des acteurs politiques ou sociaux mettant en œuvre des activités illégitimes aux termes des lois qui leur sont imposées. Mais, dans le domaine de la géopolitique, il ne peut y avoir de sanctions, car il n’y a pas de pays qui seraient plus légitimes que d’autres, sauf, bien sûr, si les pays en question sont condamnés par des instances judiciaires, des tribunaux qui ont une autorité sur eux, ce qui n’est pas le cas en ce moment. Les « sanctions » imposées au transport maritime n’en sont donc pas, sauf à prétendre que certains pays sont plus légitimes que d’autres, ce qui relève d’une justice internationale - à tout le moins d’un consensus entre l’ensemble des pays du monde politique. Certains pays peuvent tout à fait avoir une politique économique et diplomatique engagée contre certains autres, mais ce ne sont pas des sanctions : il s’agit de ruptures de relations diplomatiques. Or, curieusement, les pays qui se prétendent plus légitimes que la Russie puisqu’ils engagent des sanctions contre elle n’ont pas rompu leurs relations diplomatiques avec elle. Une fois de plus, le libéralisme n’en a pas fini avec ses contradictions internes, qui, justement, l’affaiblissent.

Les fausses règles de la mondialisation libérale 

La mondialisation que nous connaissons aujourd’hui n’est pas, comme en d’autres temps, une mondialisation de la connaissance, une mondialisation géographique, ni une mondialisation coloniale : il s’agit d’une mondialisation économique et financière. C’est d’une mondialisation fondée sur le commerce et sur les échanges commerciaux entre les pays que nous sommes les victimes. Nous en sommes les victimes, d’abord, parce qu’elle s’est établie sans règles : c’est la logique du libéralisme. Surtout pas de règles, ni de lois, ni d’institutions : ce serait des limites à l’enrichissement des riches et à l’appauvrissement des pauvres. La mondialisation libérale n’a pas de règles ni de codes car elle entend bien que rien ne vienne freiner ses activités. C’est pourquoi on se demande pourquoi on en vient à parler de « sanctions », car, pour qu’il y ait des sanctions, encore faut-il qu’il y ait des lois. L’O.M.C., Organisation mondiale de commerce, qui consiste dans une institutionnalisation du défunt G.A.T.T. (General Agreement on Tarifs and Trade), n’est pas capable d’élaborer des règlements ni, surtout, de les imposer aux pays qui en font partie. Laissez faire, laissez passer : telle est la doctrine de la mondialisation libérale. Mais, dans le même temps, on peut s’étonner que l’on en vienne à parler de « sanctions », puisque seuls comptent les rapports de force dans l’autorité internationale sur le commerce.

Les pavillons de complaisance

Il y a longtemps que des compagnies de navigation se font passer pour être issues d’autres pays que celui dans lequel elles exercent leurs activités. La « complaisance » consiste, pour certains petits pays, à accepter d’enregistrer des compagnies de navigation qui « travaillent » ailleurs que sur leur territoires. De cette façon, ils peuvent se faire passer pour plus actifs et plus prospères qu’ils ne le sont en réalité. La complaisance est, en l’occurrence, ce que l’on peut appeler une complaisance fiscale. Les pavillons de complaisance sont, en réalité, une insulte à la figure même de la nationalité. En effet, un pavillon est le signe de l’appartenance d’un navire à un pays, c’est une sorte de plaque d’immatriculation. Le remplacer par un « pavillon de complaisance », c’est dire qu’au fond, la nationalité n’est rien qu’une source d’ennuis et de dépenses fiscales. « Venez chez nous, vous aurez moins d’impôts à payer », disent certains pays, « voire plus d’impôts du tout ». De cette manière, c’est l’idée même de nation qui est dégradée, dévalorisée, méprisée. Les pavillons de complaisance ne sont rien d’autre qu’une sorte de prostitution géopolitique. Mais, au-delà, il s’agit bien de la soumission à la forme la plus extrême du libéralisme : faire du profit au détriment des identités sociales et politiques. Ces nouveaux pirates que sont ceux qui contournent les impératifs internationaux voulus par la géopolitique contribuent à la même politique que celle qui conduit des milliardaires comme Bernard Arnault à se croire plus puissants que les états (voir les articles de E. Conesa et S. de Royer dans Le Monde des 8 et 9 août 2023). La piraterie ne consiste plus seulement dans des activités économiques illégitimes, mais elle prend aussi la forme du déclin de l’État, voire de sa destruction. La complaisance des pavillons n’est pas seulement celle des pays qui tolèrent cette forme de trafic illégitime, mais elle est aussi celle des pays, soi-disant puissants, qui ne font rien pour l’entraver, pour l’empêcher, voire, pour le coup, pour la punir.

Le poids de l’énergie et du pétrole dans l’économie mondialisée

Mais il y a autre chose dans ces « pirates du pétrole ». Ils ne sont ni plus ni moins qu’une conséquence de la mondialisation de l’économie que nous connaissons. En effet, d’abord, en manifestant le fait que l’économie mondialisée ignore la notion même de norme et de réglementation, ils manifestent la faiblesse des autorités censées la réguler, et, en particulier, réguler les échanges qui la fondent. La force de ce que l’on peut appeler la « piraterie pétrolière d’État » n’est que la preuve de la faiblesse de l’autorité des États : la mer est en train de devenir un simple champ d’activité commerciale et financière, le simple espace d’une concurrence sans autres limites que celle du marché qu’elle met en œuvre dans ses circuits, dans ses réseaux, dans les pratiques de ses complices. Mais, dans le même temps, cette activité de la piraterie du pétrole manifeste la place qu’a fini par prendre l’énergie dans l’économie politique de notre temps. Si c’est sur le pétrole qu’agit la piraterie des états, c’est que les réseaux qui quadrillent la mer de notre temps en viennent à être dominés par l’hégémonie de l’énergie et de la politique énergétique. En réalité, l’économie de notre temps est une économie politique à deux étages : le premier étage est celui de l’énergie et c’est le deuxième étage qui est celui de la production et des échanges. Sans l’énergie, l’économie n’existerait plus. Sans doute cela a-t-il toujours été le cas, même si cela ne se disait pas. Mais, aujourd’hui, les mécaniques, les réseaux, les acteurs même, de l’économie n’existeraient pas sans l’énergie fournie par ses sources, en particulier fossiles. Cela permet de mieux comprendre l’enjeu de l’activité de ces nouveaux pirates que sont les navires chargés de contourner les réglementations du transport maritime et des échanges internationaux de notre temps. En ce sens, la piraterie a changé d’objet : elle ne porte plus sur des richesses et sur des biens, mais elle porte sur l’énergie et sur la force que donnent les biens que l’on peut appeler les biens énergétiques. C’est la leçon que nous donnent les excès de violence de la piraterie énergétique de notre époque. Sans doute cela devrait-il inciter les états à concevoir et à mettre en œuvre des politiques d’activité économique moins demandeuses d’énergie : cela devient la seule source d’une indépendance économique véritable. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.