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Billet de blog 8 février 2024

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L’EXTRÊME DROITE : UN FANTASME DE L’IDENTITÉ

Les succès électoraux de l’extrême droite en Italie ou aux Pays-Bas, la persistance de son audience en France, nous engagent à une réflexion sur ce qu’elle manifeste, au-delà d’un simple vote de protestation contre le système politique.

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Un rejet des engagements politiques

C’est d’abord cela, l’extrême droite : elle manifeste un rejet de la politique. En ce sens, elle prend le relais de ce que l’on peut appeler la « politique de l’indifférence », que l’on pourrait appeler aussi la politique du « bof », voire, pour parler comme Cabu, de la politique du « beauf ». Celles et ceux qui choisissent l’extrême droite (s’agit-il même d’un choix ?) refusent, en réalité, de choisir, de s’engager. Ce refus de l’engagement consiste dans le refus de trouver une place dans l’espace politique, mais, au-delà, sans doute s’agit-il aussi d’un refus de trouver sa place dans les relations avec les autres dans leur ensemble, y compris dans le réseau psychique des relations avec l’autre. Il y aurait fort à faire, et ce serait utile, à réfléchir à la dimension psychique de l’extrême droite. Sans doute sont-ce celles et ceux qui sont en perte d’identité qui se prennent au jeu de l’inscription dans ce fantasme de l’identité de l’extrême droite. Car c’est bien un fantasme d’identité, puisqu’il ne s’agit pas de fonder une identité dans laquelle on se reconnaisse, mais de chercher à se faire imposer une identité conçue dans des espaces considérés comme des espaces de pouvoir.  

Des castes au lieu de classes sociales

On ne peut pleinement comprendre l’extrême droite que dans le temps long. Les langues des pays européens et de leurs cultures sont issues d’un système linguistique, culturel et symbolique que l’on désigne par le terme « indo-européen ». Nos mots, mais aussi, par conséquent, nos idées, trouvent leur origine dans ce système culturel que nous partageons avec l’Inde comme avec presque tous les pays européens et, par conséquent, avec tous les pays des autres continents que l’Europe a colonisés et, en quelque sorte, refondés. Or, à cet égard, la culture indienne nous propose un fait intéressant qui peut nous aider à comprendre le sens de l’extrême droite : la société indienne fut structurée par des « castes ». Or les castes sont bien plus fermées et rigides que les classes sociales, puisque les femmes et les hommes y naissent sans pouvoir s’en libérer. S’il peut exister une lutte des classes, il ne peut exister de lutte des castes. Cela signifie que, dans le temps long, ce que l’on peut appeler notre inconscient politique est fondé sur une organisation en castes, ce que l’extrême droite tente de réactiver. La première signification de l’extrême droite est sociale : elle consiste dans le retour de la société à une organisation dont elle a mis des siècles à se libérer. L’extrême droite rejette l’idée même d’une lutte de classes, car, pour elle, on ne peut pas lutter contre l’organisation de la société et l’on ne peut pas en changer.

Une dénégation du politique

En ce sens, l’extrême droite repose sur un déni du politique. Comme elle cherche à structurer une société fondée sur ce système de castes que l’on croit aujourd’hui disparu, elle ne reconnaît aucune place au politique dans la vie sociale et dans les institutions de la société et elle ne reconnaît aucune légitimité au débat. C’est pourquoi les relations de pouvoir y sont considérées comme naturelles : elle ne sont plus fondées sur une légitimité politique, mais sur des rapports de force. Le déni du politique manifesté par l’extrême droite renvoie finalement à la recherche d’une société perdue, celle des premières monarchies et des premières sociétés politiques dans lesquelles il existait des esclaves exclus, avec les femmes, du politique et du débat public.

Les deux « familles » de l’extrême droite

On peut distinguer deux grandes familles de l’extrême droite. D’une part, il y a celle qui est issue de l’Europe du Nord, et qui est représentée, aux États-Unis, par D. Trump et, en Europe, par G. Wilders, qui vient de gagner les élections aux Pays-Bas. Il s’agit d’une culture politique façonnée par la culture protestante et par cette économie politique dont Max Weber situait l’origine dans cette culture, dans son grand livre, « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », paru en 1920. C’est dans ce livre que M. Weber parle de « l’ascèse intramondaine », et on peut situer dans cette culture la naissance des politiques économiques dites d’austérité. Si je situe cette culture à l’origine de l’extrême droite de D. Trump et de G. Wilders, c’est parce qu’elle consiste dans le refus de reconnaître un droit égal à la culture pour toutes les classes sociales en la réservant aux sociétés privilégiées. Dans cette conception de la société, les classes populaires sont exclues des pratiques culturelles, réduites elles-mêmes, finalement, aux pratiques religieuses. D’autre part, il y a une autre extrême droite, celle qui est issue des cultures méditerranéennes, représentée, jadis, en Espagne par Franco ou, au Portugal, par Salazar, et, en Italie, par Mussolini, puis, aujourd’hui, par G. Meloni.  C’est, en France, le Rassemblement National de la famille Le Pen qui a fondé cette conception de l’ordre social. L’extrême droite y est, dans le temps long, l’héritière du féodalisme médiéval et des cultures latine ou grecque, qui manifestaient l’exclusion du politique par l’esclavage. La culture catholique a exprimé, dans ces cultures, une conception du pouvoir et de l’autorité fondée sur une légitimation par le religieux qui y exerce une véritable force violente.

Le déni de la culture et de la parole

Une telle conception du politique se fonde sur le primat de la force et de la religion. Les pratiques culturelles y sont réduites à des rassemblements populaires recherchant l’exaltation de la force du chef et l’esthétique y est dominée par des formes issues du culte de la guerre comme les hymnes nationaux ou les chants guerriers. La culture ne fait pas l’objet d’une adhésion de celles et de ceux qui la pratiquent, mais elle leur est imposée par le pouvoir auquel ils sont soumis. C’est ainsi qu’est née une forme de populisme culturel. L’affaiblissement des engagements sociaux de la gauche et, surtout, de sa présence dans l’espace public a fini par laisser l’espace politique à l’extrême droite. Après des années de déculturation organisée par l’hégémonie des médias de masse comme la télévision, les classes populaires ont fini par renoncer à mettre en œuvre les pratiques culturelles dans lesquelles elles se reconnaissaient pour se soumettre à l’hégémonie de la culture de marché, puis, au-delà, aux conceptions de la culture imposées par les mouvements politiques comme l’extrême droite. C’est la signification politique du projet d’un V. Bolloré.

Un engagement de fermeture : une forclusion du politique

Finalement, ces conceptions politiques de l’extrême droite reviennent à des engagements de clôture, d’enfermement. C’est la logique essentielle dans laquelle s’inscrit l’extrême droite. Alors que le politique se fonde sur la relation, la forclusion du politique consiste dans la recherche d’une logique de l’enfermement - du confinement. Il s’agit d’enfermer les classes sociales sans relation les unes avec les autres, d’enfermer les nations sans échanges ni de fécondation culturelle les unes par les autres, d’enfermer même chaque personne dans l’espace de sa naissance, qu’il s’agisse de la promotion de la famille comme espace fondamental ou de la dénégation de la possibilité de sortir de son milieu social d’origine. Mais on aura compris que cet engagement de la fermeture se manifeste à la fois sur le plan du psychisme et de l’identité singulière et sur le plan du politique et des identités collectives. C’est là que se situe l’urgence : en consentant à laisser une place à l’extrême droite dans le politique, la société prépare, dans le temps long, l’enfermement des femmes et des hommes à la fois dans leur statut politique et dans leur vie psychique. L’engagement de l’extrême droite est bien là : comme toute forclusion, l’extrême droite n’est pas autre chose qu’une forme de folie.

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