La fin de la guerre de 1939-1945
Ce qui se termine, le 8 mai 1945, c’est, d’abord, bien sûr, la guerre en Europe. Si nous avons considéré que ce jour est une date, c’est en raison de cet événement. La France a considéré que la fin de cette guerre se fêtait tous les ans, parce que notre pays, comme les autres pays européens, se retrouve dans cet anniversaire. Il y avait eu, d’ailleurs, des polémiques à ce sujet, quand, à un certain moment, il avait été question de célébrer la fin des deux guerres, celle de 1914-1918 et celle de 1939-1945, le même jour, le 11 novembre. Mais, finalement, notre pays avait tout de même choisi de considérer que le 8 mai était aussi un anniversaire politique : de nouvelles identités politiques donnaient du sens à cette date, car elles étaient issues de la fin de la guerre. Mais, surtout, la fin de la guerre de 1939-1945, avec la défaite de Hitler, représente la fin du nazisme. C’en était fini, croyions-nous alors, de ce fantasme dont les conséquences furent découvertes avec la découverte de la réalité des camps de concentration et d’extermination au moment de la Libération. Le 8 mai, c’est, surtout, l’anniversaire de la fin de ce fantasme, la fin d’une entreprise de destruction, de racisme, d’antisémitisme et de mort. Cependant, la « bête immonde », comme on l’avait appelée, semble, de nos jours, renaître. En France, la montée de l’extrême droite et du soi-disant « rassemblement » national, et même en Allemagne, l’AfD, le parti qui prend la place d’un successeur du nazisme, semblent ne plus faire l’objet d’une interdiction, d’un refoulement, dans notre mémoire politique. Et, en Italie, des héritiers du fascisme sont revenus au pouvoir. Ce qui avait été interdit d’un commun accord entre les forces politiques, au nom du « plus jamais ça », ne fait plus l’objet d’une véritable censure. Le 8 mai ne marque plus l’anniversaire que d’une mise entre parenthèses de ces discours politiques, et les parenthèses sont peut-être en train de s’effacer : l’extrême droite se voit reconnaître une place dans la vie politique. Elle n’(est plus considérée que comme un extrême, une radicalité, alors qu’elle est, en réalité, une idéologie porteuse de discriminations, de racisme, de ségrégations, d’immoralité politique.
La recomposition de l’Europe
Avec la fin de la guerre de 1939-1945, c’est une nouvelle Europe qui s’invente. Pour pleinement manifester la fin de la guerre, les ennemis se retrouvent dans une Europe refondée. En 1951, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg vont instituer une « communauté européenne du charbon et de l’acier », pour mettre en commun leurs ressources industrielles. Cette Europe économique en train de naître va être suivie, en 1957, de la Communauté économique européenne, que l’on appellera le « marché commun », et d’Euratom, la communauté européenne de l’énergie atomique civile. Cette recomposition de l’Europe, issue du 8 mai, va donner un corps à ce qui s’avèrera bien vite une illusion politique. En effet, d’abord, le 8 mai 1945, en réalité, à la guerre de 1939-1945, succède une autre guerre, celle que l’on appellera la « guerre froide ». La recomposition de l’Europe prend la forme d’une division entre deux sphères d’influence. À l’Ouest, ce seront les pays libéraux, fortement influencés par le modèle américain, mais aussi, nourris par des investissements venant faire naître en Europe des entreprises soumises au capitalisme des États-Unis. De l’autre côté, à l’Est, naîtra la sphère politique dominée par l’influence soviétique, par un autre fantasme, celui d’un socialisme préparant la venue du communisme, l’idéal politique du « commun », de la fin des inégalités. Nous comprenons mieux, 80 ans après, qu’il ne s’agissait que de fantasmes. La réalité du libéralisme prend la forme de la réalité d’une hégémonie, celle de la dictature des marchés, tandis que la réalité de l’Europe de l’Est, apparaît bien comme la recherche de l’hégémonie d’un empire russe qui s’était déguisé en socialisme pour mieux tromper son monde. La recomposition de l’Europe, entreprise le 8 mai 1945, n’était qu’une lente progression vers l’unification de l’Europe dans l’hégémonie du libéralisme et la domination du politique par les marchés devenus tout-puissants.
Aujourd’hui, ce n’est plus en Europe que se fabrique le monde
Mais, en 2025, 80 ans après le 8 mai 1945, c’est, d’abord, cela qui a changé : l’Europe et les États-Unis ne peuvent plus se croire le centre du monde politique. Le monde se fabrique ailleurs. D’abord, pendant que les États-Unis et l’Europe se croyaient le centre du monde, la Chine construisait, patiemment, méticuleusement, son empire. Cette construction a commencé par ce qui fut, peut-être aussi, au commencement, une illusion, celle d’une « république populaire », devenue, à l’extérieur, assez puissante pour se faire reconnaître par les autres pays comme la seule Chine légitime, et à l’intérieur, pour installer une dictature ne prenant du socialisme que le masque. La décolonisation qui a commencé dans les années cinquante, a permis aux pays qui avaient été conquis par les puissances riches de l’Europe, de devenir des nations. C’est ainsi que la confrontation entre l’Est et l’Ouest, une illusion forgée comme si l’Europe était le centre du monde, a été peu à peu remplacée par une confrontation entre le Nord du monde et le Sud. Le monde né le 8 mai 1945 n’est plus. C’est un nouveau monde qui est en train de se construire.
Le commencement de la fin de l’Europe
Si la fin de la guerre avait été, en même temps, la naissance d’une Europe qui se croyait unie, le continent politique de l’Europe n’existe plus : il n’y a plus d’identité européenne - ou, plutôt, le mythe d’une telle identité apparaît bien comme ce qu’il avait toujours été : un fantasme. Nous assistons à la disparition de l’Europe politique, qui a commencé, bien sûr, avec le « Brexit ». Un des pays européens ayant mis le plus de temps à adhérer à l’Union européenne, la Grande-Bretagne, a été aussi l’un des premiers à manifester sa fragmentation en la quittant. C’est que l’Europe, qui réunissait, au commencement, à la fin de la guerre, des pays qui pouvaient encore se donner l’illusion d’être porteurs d’une identité partagée, a choisi de grandir, de s’agréger de plus en plus de pays, en se donnant encore une illusion, celle qu’elle pourrait dominer le continent et de devenir une grande puissance en mettant ses forces en commun. Mais, en réalité, trop de différences séparent ces pays - et, pour commencer, un pays ne peut exister sans une langue commune. N’oublions pas que la France est véritablement née en 1539, quand, à Villers-Cotterêts, François Ier a imposé l’usage du français dans les actes administratifs et les actes d’état-civil dans tout le pays. Mais l’Europe n’a su trouver comme langue partagée que l’anglais, langue de pays qui n’en font pas partie, l’un parce qu’il l’a quittée, l’autre parce qu’il n’en a jamais fait partie, n’étant pas situé sur notre continent, mais le dominant par l’hégémonie de sa puissance économique et idéologique. Le 8 mai 1945, l’illusion d’une Europe politique commençait à se fissurer et par n’apparaître qu’un fantasme politique, une figure imaginaire, celle d’une utopie, tellement soumise au marché qu’elle n’en est même pas une, mais qu’elle n’est qu’une simple agglomération de pays régie par les mêmes lois et les mêmes normes.
La construction d’une nouvelle géopolitique
Aujourd’hui, une nouvelle géopolitique s’élabore, une nouvelle manière de penser le monde. Deux caractères majeurs donnent sa consistance à cette nouvelle géopolitique. Le premier est la permanence des guerres et de la violence destructrice de pays entiers. Entre la Russie et l’Ukraine, entre l’Inde et le Pakistan, entre Israël et la Palestine, nous assistons à l’échec des faibles tentatives de mettre fin aux conflits. C’est toujours la guerre qui permet à certains pays de se croire plus puissants que leurs voisins, alors qu’en réalité, ils n’ont de pouvoir que sur des pays qu’ils détruisent. Les pays puissants ne le sont qu’à condition de mettre fin à l’existence de leurs voisins. Si la Russie gagne la guerre contre l’Ukraine, ce ne sera qu’après avoir détruit ce pays et fait mourir ses habitants, si Israël gagne la guerre contre Gaza, ce ne sera que pour offrir à Trump un espace d’opérations immobilières, débarrassé de ses habitants qui seront morts ou exilés. L’autre caractère de cette géopolitique nouvelle est son irrationalité. Il n’y a pas de rationalité véritable dans la recherche de puissances nouvelles et de territoires de plus en plus vastes. Cette géopolitique qui se construit sous nos yeux n’est qu’une confrontation entre des idéologies et des imaginaires. C’est une politique qui se construit contre celles et ceux qui en sont les acteurs, en les dominant, en les exploitant, en les mettant à mort. En réalité, la « géopolitique » nouvelle en train de se construire n’est que la disparition de la géopolitique, à la fois parce que la politique est remplacée par l’hégémonie des marchés et parce que la « gé », la Terre, n’existe plus, car elle est détruite par les violences et par les pollutions. Il n’y a jamais eu de géopolitique : il n’y a toujours eu que des stratégies de conquête du monde par des pays plus puissants que d’autres et par des idéologies plus fortes que leurs concurrentes. Voilà ce que nous fêtons gaiement le 8 mai.