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Billet de blog 8 septembre 2022

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UNE CENSURE

Le Monde a « dépublié » un article d’un universitaire, consacré à des propos du président de la République lors de son voyage à Alger. Cette « dépublication » fait suite à une intervention du service de presse de l’Elysée auprès du journal.

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La pression de l’Elysée sur le journal

Ainsi, le service de presse de l’Elysée n’a pas pour seule fonction d’organiser les discours et les conférences de presse du chef de l’État et d’assurer la diffusion des informations de la présidence auprès des médias : son rôle est aussi de surveiller les journaux. Comme un article publié sur le site du Monde avait déplu – ou risquait de déplaire – au président, le service de presse de l’Elysée a fait pression sur le journal pour qu’il soit « dépublié », retiré du site. Ce néologisme est, d’ailleurs, en soi, intéressant, et montre où nous en sommes parvenus sous la présidence de M. Macron : non seulement les journaux font l’objet d’une surveillance, mais ils censurent des articles qu’ils avaient demandés à leurs auteurs, étudiés avec eux et dont ils avaient validé la rédaction. Le contrôle des médias devient total dans notre pays. On avait déjà connu des époques où le contrôle de l’information était fort (on se souvient des « ciseaux d’Anastasie »), mais on pouvait croire une telle époque révolue, dépassée, on pouvait imaginer que la modernité dont se targue tant le chef de notre État se caractérisait par une plus grande liberté de l’information et du débat. En bien non. Nous voilà revenus à l’époque de l’absolutisme. On n’a plus le droit, dans notre pays, de critiquer la politique du président, ni même de l’analyser, de lui donner une signification.

Mais le plus surprenant est, peut-être, que c’est absurde. En effet, la présidence aurait tout de même dû se douter que, plus ou moins vite, cela se serait su. Il existe, aujourd’hui, dans notre espace public, toutes sortes de lieux, de canaux, par lesquelles tout finit par se savoir. Et, du coup, la présidence montre un aspect d’elle qui ne manifeste pas seulement l’indécision et l’incapacité de faire apparaître une politique de droite ou une politique sociale-démocrate, mais qui manifeste aussi un véritable autoritarisme et le refus d’assumer son engagement. L’article incriminé se contentait de montrer la dérive de plus ou plus droitière du pouvoir macronien, au demeurant difficilement contestable, mais cela déplaisait au chef, qui continue à se montrer comme jouant sur les deux tableaux, à la fois libéral et successeur d’un président avec qui il avait travaillé et qui se faisait, lui, passer pour socialiste. Eh bien, on n’a pas le droit, dans ce pays, de dire que le président mène une politique de droite. C’est absurde parce que, maintenant, tout le monde va ridiculiser le chef de l’État et ses dérives autoritaires et sn refus d’assumer l’orientation qui est la sienne.

Le renoncement du « Monde »

Mais, finalement, le vrai problème n’est pas là. Au fond, la « dérive droitière » du président, nous la connaissons tous (s’agit-il vraiment d’une « dérive » ?), nous l’observons tous les jours, dans tous les domaines de l’exercice du pouvoir. Non. Le vrai problème est celui de l’acceptation du Monde. Voilà un journal qui avait été fondé, en 1944, sur les ruines du journal Le Temps qui avait disparu en raison de ses complaisances avec l’occupant, et qui l’avait été par Hubert Beuve-Méry, qui l’avait dirigé longtemps. On n’était pas forcément d’accord avec Beuve-Méry, mais il ne se soumettait pas au pouvoir. Après lui, d’autres journalistes avaient dirigé le « grand quotidien du soir », comme disaient les politiques qui ne voulaient pas citer son nom en toutes lettres. Ses journalistes avaient choisi d’entrer au Monde, parce que c’était un journal connu pour le sérieux de ses analyses et pour la force de ses engagements. Mais, aussi, Le Monde avait toujours publié des tribunes et des articles de personnalités qui n’étaient pas journalistes, mais qui contribuaient, par leurs propos, au débat public. Le journal n’était pas seulement un organe d’information, mais c’était aussi un des lieux majeurs du débat. Il faisait pleinement partie de ce que J. Habermas appelle « l’espace public ». Mais, surtout, Le Monde était ce que l’on appelle aujourd’hui insoumis. Au Monde, tout le monde savait que la qualité de l’information et le sérieux des analyses reposent sur la liberté de critiquer. Sans critique, il n’y a pas d’analyse parce qu’il n’y a pas de dénonciation des erreurs, des dissimulations, des pièges, de la vie politique et des pouvoirs. Il n’y a que par la critique que les situations politiques peuvent avancer, progresser, aller plus loin. C’est bien ce qu’avait compris Kant, en publiant, en 1787, deux ans, donc, avant les « événements » de 1789, la Critique de la raison pure, suivie de la Critique de la raison pratique et de la Critique de la faculté de juger. C’est par la critique que nous développons notre réflexion, mais c’est aussi par la critique que les institutions et les pouvoirs parviennent à rendre plus rationnelles, et, même, parfois, plus efficaces, leurs modes d’action dans l’espace politique. En renonçant à la critique, les médias comme Le Monde courent le risque de scléroser les institutions et les pouvoirs, à les figer dans un conservatisme qui ne débouche sur rien.

La censure du journal

C’est bien pourquoi la censure que Le Monde a exercée sur l’article que, désormais tout le monde va vouloir connaître n’est pas seulement indigne, mais absurde. Et, en écrivant, je pense de nouveau à ces mots si forts de Rousseau dans le Contrat social : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». Macron a compris qu’il était affaibli, que personne ne croit plus à ce qu’il dit, et, par conséquent, il tente de faire de l’obéissance le devoir des journaux, les privant, ainsi, de leur force critique. Mais, au-delà, Le Monde décide d’obéir. Cela signifie que ce journal se sent faible, ne se sent pas assez fort pour faire de sa force un droit, pour la fonder sur le droit. Alors il impose la force. On pourrait même dire la violence, car la « dépublication » ou l’interdiction de s’exprimer, ce n’est pas autre chose que de la violence, puisque cela empêche les mots de se dire. Ce n’est plus seulement la police qui met en mouvement la machine de la censure, ce sont aussi les journaux eux-mêmes. C’est bien pour cela que la décision du Monde est absurde, ne serait-ce que parce qu’au jeu de la force, d’autres acteurs du pouvoir macronien sont bien plus forts que lui. La censure du journal sur un écrit qu’il devait publier, c’est-à-dire, finalement, l’autocensure du journal, est absurde parce qu’elle lui enlève le sérieux et la crédibilité qui faisaient, auparavant, justement sa véritable force. Je mets cette phrase à l’imparfait pace que c’est fini. Quelque chose s’est cassé. On ne peut plus faire confiance à ce qui fut un grand journal, qui fut dirigé par E. Plenel, qui l’a quitté pour aller fonder Mediapart, qui, lui, demeure un espace de liberté auquel nous tenons tous. La censure du journal sur les propos de Paul Max Morin est irrationnelle parce que la violence ne peut rien contre la raison des mots. Le domaine des mots est un domaine d’où la violence est exclue, et la censure y est, par conséquent, au sens propre, sans raison. Non seulement elle empêche de parler, mais elle manifeste l’irrationalité de celui qui la met en œuvre. En se soumettant à la force du pouvoir présidentiel et à sa violence, Le Monde manifeste une forme d’irrationalité qui, au-delà, va susciter le soupçon d’irrationalité sur l’ensemble des propos du journal. Comment pourrons-nous faire confiance à un journal absurde au point de pratiquer une autocensure ? Et, dans ces conditions, que va devenir l’espace public ? L’espace du débat est désormais endommagé. On pourrait parler d’une pollution de l’espace du débat. Il nous faut, désormais, et vite, avant qu’il ne soit trop tard, retrouver la respiration et la parole du débat dans les lieux de l’espace public où nous pouvons encore critiquer et penser. La censure pourrait nous rendre idiots : c’est contre cela que nous devons résister dans les lieux comme l’agora de Mediapart.

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