REPENSER L’ÉCONOMIE POLITIQUE (1)
par Bernard Lamizet[1]
La confrontation qui a lieu en ce moment au sujet du projet de réforme des retraites engagé par le gouvernement d’É. Philippe sous l’autorité d’E. Macron pousse à repenser l’économie politique, et, à réfléchir, au-delà de la question des retraites elles-mêmes, à la place qu’y occupe le travail.
L’économie ne peut être que politique
Rappelons-nous ce qu’explique Marx, dans l’ensemble de ses travaux, et, en particulier, à partir de la Critique de l’économie politique, ouvrage publié en 1857, et, bien sûr, surtout, dans Le Capital. Ce que nous dit Marx, c’est, finalement, que l’économie ne peut être que politique, qu’il n’est pas possible de penser l’économie hors d’une économie politique. C’est un peu le sens de ce que L. Althusser appelait la « coupure épistémologique », qui structure les travaux de Marx et son parcours intellectuel entre, auparavant, des travaux de philosophie politique, et, après, des travaux et des réflexions dans lesquels il inscrit l’économie comme un des champs du politique, comme un des champs qui permet d’articuler la réflexion politique aux pratiques sociales et aux engagements dans la vie de la cité.
L’économie ne peut être que politique, essentiellement pour trois raisons.
D’abord, l’économie est une façon de penser le pouvoir et l’aliénation. C’est en engageant une politique économique que les acteurs politiques manifestent leur relation au pouvoir, et on peut dire que ce n’est que par la maîtrise de l’économie que le pouvoir peut pleinement s’exercer. D’abord, c’est quand les acteurs politiques en quête de pouvoir parviennent à détenir les instruments de la politique économique et quand ils maîtrisent les éléments de l’économie qu’ils exercent réellement le pouvoir. Ensuite, pour conserver le pouvoir, ils doivent être en mesure de continuer à détenir les instruments de la contrainte sur l’économie et les éléments de la décision en matière économique. Mais c’est aussi, en quelque sorte, par l’autre bout de la lorgnette que l’économie permet de penser le pouvoir, car elle permet de penser l’aliénation, c’est-à-dire la dépendance à l’égard du pouvoir. L’aliénation désigne une situation dans laquelle on se trouve sous le pouvoir de l’autre : alienus, en latin, désigne ce qui est la propriété de l’autre, ce qui lui est soumis, ce qui dépend de lui. Les aliénés est le terme qui désignait les fous, parce que ce que l’on appelle l’aliénation mentale est le fait de ne pas avoir la maîtrise de son activité intellectuelle et de son activité psychique. C’est pourquoi, de la même manière, l’aliénation économique désigne la situation dans laquelle on n’a pas la maîtrise de son activité économique : c’est, en particulier, le cas de l’aliénation analysée par Marx qui a élaboré un concept et une problématique de l’aliénation politique en désignant par ce terme la situation dans laquelle on dépend de l’autre, dans laquelle l’acteur économique est soumis au pouvoir de l’autre.
Par ailleurs, l’économie politique est une façon de penser les identités politiques. C’est dans le champ de l’économie que se pensent et s’élaborent les identités dont sont porteurs les acteurs politiques, qui sont, en même temps, des acteurs économiques. C’est, en particulier, leur situation dans l’économie qui fondent les classes sociales et qui fondent l’appartenance des sujets singuliers aux classes sociales, et, par ailleurs, c’est la dynamique engagée par la lutte des classes, par la confrontation, éventuellement violente, entre les classes sociales qui définit l’histoire des identités politiques et leur structuration dans l’histoire. Tandis que l’identité subjective et psychique se fonde sur l’identification symbolique du sujet à l’autre dans l’expérience du langage et de la communication, les identités politiques se fondent, au contraire, sur leur confrontation et sur leur opposition les unes aux autres. C’est de cette manière que s’instituent les deux dimensions de l’identité, sa dimension singulière et sa dimension collective. C’est pourquoi les acteurs de l’économie se fondent au cours de processus de confrontation et de lutte qui définissent la dimension politique de l’économie.
Enfin, l’économie n’a de sens que comme une façon de penser la société. Rappelons-nous, d’abord, l’étymologie de ce mot, économie, issu du grec oikos, qui désigne la maison, c’est-à-dire l’espace que l’on habite. Oikos a la même racine que les mot latins vicus et vicinus, qui désignent respectivement le village, le quartier (c’est-à-dire l’espace proche) et celui qui habite le quartier (d’où est issu le mot voisin). L’économie est, ainsi, une façon de penser la société dans laquelle on vit, à la fois au quotidien, l’économie privée étant une façon, pour la famille de réfléchir à la façon de vivre tous les jours, de consommer, de faire des achats, et l’économie collective « tant une façon, pour a société, de penser son activité économique, son développement, et de prévoir à la fois les incidents qu’elle peut connaître et les décisions qu’elle doit prendre pour son développement futur. En ce sens l’économie ne peut être que politique, puisque sa place est de penser la société et l’appartenance de ceux qui en font partie.
Économie politique et projet de société
Au-delà, ce qu’il faut conclure de cette inscription de l’économie dans le champ politique, c’est que l’économie doit être mise au service de la société. Alors que, trop souvent les économistes, en particulier les économistes qui se situent dans la logique du libéralisme, ont tendance à chercher à faire échapper l’économie au politique et à faire croire que l’économie peut être indépendante du politique, justement parce que, pour ces économistes, l’économie n’est qu’une façon de penser les profits et l’accumulation du capital, il importe de penser l’inverse, c’est-à-dire de penser l’économie comme une rationalité et une méthode destinée à instituer une société juste. C’est en concourant à l’élaboration d’un projet de société juste fondée à la fois sur la recherche de l’égalité sur celle de la solidarité, que l’économie peut se voir reconnaître sa légitimité par les acteurs politiques et par les citoyens, par ceux qui vivent dans la société et en sont les acteurs. C’est, d’ailleurs, pour cette raison que l’économie ne peut être laissée aux économistes, que l’économie doit faire l’objet d’un débat engageant l’ensemble des citoyens et des habitants d’un pays, qu’elle doit constituer une des formes que peut prendre leur engagement dans la vie de la cité, dans la construction de l’espace public. De la même manière, c’est quand le projet politique fondé sur une certaine approche de l’économie ne rencontre plus l’adhésion des habitants d’un pays que surviennent les crises et que peuvent, dans la suite, s’engager les dynamiques politiques conduisant à des révolutions : en 1789, c’est dans la crise économique mal maîtrisée par le pouvoir de Louis XVI et son gouvernement qu’a éclaté la révolution en France, notamment en raison de la surcharge des impôts comme la gabelle, et c’est l’impuissance du régime russe, en particulier dans la situation de la guerre de 1914-1918, qui a conduit à la survenue, en Russie, de la révolution de 1917.
C’est que ce qui caractérisait ces deux situations est le fait que le pays semblait ne pas avoir d’avenir et qu’il lui fallait, par conséquent, engager une rupture lui permettant de penser un autre projet de développement, une autre politique, une autre dynamique de pouvoirs, d’institutions et d’activité économique. La dynamique engagée dans notre pays par els « gilets jaunes » puis par la montée des oppositions et des contestations du projet gouvernemental de réforme des retraites, manifeste, aujourd’hui, une situation politique comparable. Même si l’on ne peut savoir encore à quoi conduira cette dynamique de manifestations et de refus, on peut, toutefois, se rendre compte qu’une fois de plus, c’est en pensant la signification économique de ces dynamiques politiques que l’on peut les situer dans l’histoire de notre pays. Finalement, repenser l’économie politique consiste, ainsi, à ne plus la penser seulement comme un ensemble d’activités destinées à occuper diverses fonctions dans la vie d’un pays, mais à la penser comme une façon de donner un sens aux identités des acteurs de ce pays, comme une façon, pour eux, de comprendre le sens de leur citoyenneté, c’est-à-dire de leur appartenance politique, et de leur appartenance sociale.
[1] Ancien professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon, Bernard Lamizet travaille sur les identités politiques et les significations des discours politiques. Il a publié Le sens et la valeur (Paris, Garnier, 2013, Coll. « Bibliothèque de l’Économiste »).