POUR DES ASSISES INTERNATIONALES DU CORONAVIRUS
À l’issue des grandes catastrophes qui touchent le monde, des assises internationales sont réunies pour que, dans le cadre d’une concertation entre les pays, d’études et réflexions fondées sur des méthodes diverses, une analyse partagée des événements concernés permette d’assurer que le monde ne connaisse plus de crise comparable. La pandémie du coronavirus, qui est en train de frapper le monde, et qui ne semble pas encore achevée, devrait, de la même manière, susciter, après qu’elle aura cessé, des assises internationales associant des politiques, des médecins et des chercheurs en sciences médicales et biologiques et des chercheurs en sciences sociales.
C’est que, d’abord, si la grippe est un virus qui peut provoquer encore plus de morts dans un pays que n’en a provoqué le coronavirus, une telle pandémie ne peut être seulement naturelle. La simultanéité de son apparition dans tous les pays du monde, ainsi que ce que l’on peut appeler son universalité sont ce qui permet d’affirmer son caractère non naturel, son caractère social, d’autant plus que cette violence de la pandémie va à l’encontre de l’accroissement des savoirs médicaux et du développement de la recherche médicale dans tous les pays du monde – à tout le moins dans tous les pays qui ont les moyens de mettre en œuvre une politique économique de la recherche scientifique et de la prévention médicale. Au sujet du coronavirus, on pourrait parler d’une forme d’industrialisation du virus, d’une forme de maladie industrielle.
Comme toutes les maladies, la pandémie que nous connaissons aujourd’hui manifeste un certain nombre de symptômes qui devraient interroger les sociétés et les états. Le premier questionnement critique à élaborer concerne les politiques de prévention. Il faudra bien engager une critique approfondie de l’insuffisance des politiques de prévention médicale, liée à la fois à la diminution incessante des budgets alloués aux institutions de santé publique dans tous les pays, à l’affaiblissement, sans doute aussi dans tous les pays, des$ la santé publique et à la montée du libéralisme jusque dans le domaine de la santé et de la médecine.
Nous venons d’apprendre, par exemple, que les hôpitaux, en France, mais certainement aussi dans d’autres pays, n’ont plus assez d’argent pour acheter les médicaments. Les hôpitaux n’ont plus non plus assez de personnel, pour faire face à l’afflux des malades venant se faire soigner, qu’il s’agisse des médecins ou des acteurs paramédicaux comme les infirmières et les infirmiers. Il n’y a plus assez de personnel dans les hôpitaux publics à la fois parce que les hôpitaux n’ont plus assez d’argent pour recruter et rémunérer assez de personnels et parce que les médecins partent dans le secteur privé pour gagner les salaires que les hôpitaux publics n’ont plus les moyens de leur proposer. À cela il faut ajouter que la fermeture des petits hôpitaux, des hôpitaux des petites villes a contribué à l’affaiblissement des politiques de santé publique et des mesures de prévention médicale.
Mais ce que l’on peut appeler cette industrialisation libérale de la santé a une autre incidence : il s’agit du poids des laboratoires privés dans la recherche médicale et dans ses orientations. Nous nous trouvons confrontés à une véritable logique de privatisation de la recherche médicale, qui semble désormais soumise à une économie politique libérale comme le sont déjà d’autres domaines des politiques qui étaient publiques dans le passé comme celui de l’énergie ou celui des transports et des déplacements, ou encore celui des communications et bientôt de la poste.
On a, finalement, aujourd’hui, le sentiment que les états ne sont plus en mesure d’orienter et de diriger les politiques publiques. Dans le domaine de la santé comme dans les autres domaines qui structurent et régulent la vie sociale, ce ne sont plus les acteurs publics qui détiennent les pouvoirs, mais les acteurs privés. C’est le marché qui finit par imposer sa loi aux pays du monde. En d’autres termes, ce ne sont plus les populations qui choisissent les dirigeants qui élaborent et mettent en œuvre les politiques qui orientent l’activité des états, mais les politiques publiques finissent par être orientées et même conduites, par les porteurs de capitaux et les acteurs privés qui les financent. À l’occasion de la pandémie du coronavirus, nous nous rendons compte, cruellement en raison des conséquences que cela entraîne dans le domaine de la santé, de l’affaiblissement des états et, bientôt, peut-être, de la disparition de leurs pouvoirs.
Mais n’oublions pas que nous sommes devant une pandémie : il ne s’agit pas d’une maladie qui frappe quelques pays, mais de la propagation internationale d’un virus qui frappe tous les pays. C’est le symptôme d’un autre affaiblissement, celui des organisations internationales. Devant la crise du coronavirus, l’Organisation mondiale de la santé, mais aussi l’Organisation des Nations Unies, ont fait la preuve de leur inefficacité – voire de leur inutilité, en raison, justement, du pouvoir des états qui refusent de se soumettre à une véritable politique mondiale et qui, en revanche, se soumettent, en tout libéralisme, aux impératifs énoncés par les acteurs privés, qui se soumettent aux lois des marchés au lieu de se soumettre aux lois des peuples. Cela rend d’autant plus risible les déclarations péremptoires de certains chefs d’États et de gouvernements venant dire que nous sommes en guerre, alors que ce sont eux, justement, qui ont laissé la maladie prendre le pouvoir sur les pays qu’ils sont censés diriger.
C’est que l’autre mal que manifeste la pandémie est la contradiction entre la faiblesse de plus en plus grande des états-nations et l’absence d’une réelle vie politique mondiale. À l’échelle de l’Europe et d’autres organisations internationales engagées dans la régulation des politiques nationales comme à l’échelle du monde entier, l’absence de processus d’élaboration, de débat et de contrôle au sujet des politiques engagées et des choix politiques qui les orientent se fait sentir los d’une crise comme celle que nous connaissons aujourd’hui dans le domaine de la santé.
C’est pour toutes ces raisons que nous appelons ici à l’organisation de véritables assises internationales, car, dans tous les droits du monde, la mort d’hommes et de femmes impose à ses responsables de rendre des comptes. D’abord, il faudra bien, dans le cadre d’un tel procès, élaborer un véritable bilan, après coup, de la façon dont la pandémie est survenue dans les différents pays qui l’ont connue, et de la façon dont ils ont conduit des politiques destinées à la maîtriser. Ce bilan devra associer le point de vue de la santé, celui de l’économie publique et celui des cultures et des systèmes sociaux et de la façon dont ils se seront manifestés dans cette crise. Par ailleurs, il faudra bien identifier les responsables de la naissance du virus et ceux de sa propagation, qu’il s’agisse de responsables publics ou de responsables privés, parce que les virus ne naissent pas tout seuls et, surtout, ne se répandent pas sans que des acteurs sociaux les propagent. La cause d’une telle pandémie ne peut être seulement naturelle, mais elle relève forcément de logiques sociales. Et puis ces assises devront constituer un espace dans lequel seront élaborées des lois internationales de nature à réguler les politiques de santé publique, et à fixer des règles qui les orientent, pour qu’un tel drame ne se reproduise plus. Enfin, comme le fut, en son temps, le procès de Nuremberg, ces assises devront imposer aux états du monde et aux acteurs économiques et sociaux qui leur auront été associés de rendre des comptes aussi aux populations qui nous succèderont sur la terre, à nos enfants, à qui nous devons des comptes sur l’état des pays que nous leur laissons. Ces assises du coronavirus devront, ainsi, associer le temps court, celui des événements qui auront scandé cette crise sanitaire, et le temps long, celui de l’avenir du monde.