La médiation énergétique
Qu’il s’agisse de sa production ou de ses usages, l’énergie est le champ d’une médiation, c’est-à-dire d’une dialectique entre le singulier et le collectif – ce qui explique, d’ailleurs, qu’elle s’inscrit dans le domaine politique. C’est de cette façon qu’il convient de penser une politique de l’énergie, car c’est la seule manière de lui permettre – et de nous le permettre, en même temps – d’échapper à l’emprise de la logique du marché. Au lieu de penser l’énergie comme une nécessité imposée sans que ses usagers aient leur mot à dire sur sa conception, sur des sources et sur sa distribution et ses usages, il faut penser l’énergie, comme l’alimentation, l’habitation et d’autres éléments qui fondent notre mode de vie, comme une médiation pleinement politique articulant le singulier et ses pratiques au collectif et à ses règles.
Mais, pour penser pleinement l’énergie comme une médiation, il est impératif d’être conscient de l’importance de deux normes essentielles et de les observer dans nos pratiques et dans ce que l’on peut appeler l’économie politique de l’énergie. La première, c’est que la politique de l’énergie n’est pas seulement ce qui nous permet d’instaurer des moyens de faciliter notre mode de vie et de rendre, tout simplement, notre existence vivable. La politique de l’énergie comporte deux aspects supplémentaires devenus fondamentaux dans les logiques de notre politique contemporaine.
La première est que l’énergie est devenue un moyen d’assurer l’indépendance. Qu’il s’agisse de notre autonomie d’existence comme personnes singulières ou de l’indépendance des pays comme acteurs collectifs de la géopolitique, l’énergie est la médiation de l’indépendance de notre identité politique. L’autre aspect de la médiation énergétique est que les développements des sources d’énergie et des façons de les utiliser fondent nos pratiques sociales, les organisent, et, au-delà, constituent eux-mêmes des normes de notre vie quotidienne en société. En ce sens, l’énergie et les façons de l’utiliser ont fini par être à une place comparable à celle de l’alimentation.
Énergie et climat
L’énergie a, sans doute, été un problème politique. Après tout, qu’il s’agisse des modes de production, artisanat, agriculture ou industrie, ou des modes de déplacement, l’énergie a toujours été ce que l’on peut appeler un auxiliaire de puissance, ce qui lui a toujours conféré sa dimension politique – ce qui ne signifie, d’ailleurs, pas toujours une dimension institutionnelle, mais, toujours, une des modalités de l’exercice des pouvoirs. Ce qui est contemporain, c’est l’articulation entre la politique de l’énergie et la politique du climat. On commencera par remarquer qu’après tout, dès le XVIIIème siècle, un peu avant la Révolution, dans L’Esprit des Lois, Montesquieu, un des premiers à se saisir de la question, avait commencé à penser un lien entre le climat, ses impératifs et ses spécificités et les formes de pouvoir et d’organisation politique des sociétés.
Ce qui est nouveau, c’est l’urgence.
Nous sommes tous, aujourd’hui, conscients - à part quelques illuminés comme D. Trump – de la nécessité urgente d’entreprendre des politiques de réduction de la chaleur entraînée par nos modes de vie, et, en particulier, par nos usages de la consommation excessive d’énergie. On pourrait dire, en ce sens, que ce que l’on peut appeler une économie politique de l’énergie et du climat se fonde sur l’articulation de la médiation politique de l’énergie et de la médiation politique du climat. C’est bien sur ce point que se situe ce qui est devenu une véritable urgence, celle de modifier nos modes de vie pour faire en sorte que la société ne détruise pas notre espace de vie par un surcroît de chaleur qui est la source d’une crise climatique. Le problème, c’est que l’autre dimension de la médiation politique du climat et de l’énergie est leur soumission contemporaine aux exigences et aux logiques du capitalisme et du néolibéralisme. C’est la recherche effrénée aux profits qui est à l’origine de la transformation irrationnelle de nos pratiques sociales.
Il n’y a donc qu’une réponse à apporter à cette injonction : sortir des logiques libérales pour s’inscrire dans une économie pleinement politique du climat et de l’énergie. Nous devons faire porter sur ces deux domaines ce que L. Althusser nommait une coupure épistémologique, dans la pensée de Marx : de la même manière que ce dernier fonde l’économie sur une dimension et une signification politiques, la coupure épistémologique qui nous est imposée dans le domaine du climat et dans celui de l’énergie consiste à les penser dans une critique politique, au lieu de considérer le climat comme une des dimensions de la nature et l’énergie comme une nécessité incontournable de nos pratiques sociales.
Énergie et écologie
C’est en ce point que la question de l’énergie doit se penser dans une logique écologique. Rappelons-nous que l’écologie ne saurait se réduire à une question de fleurs et de petits oiseaux, mais qu’elle est politique, c’est-à-dire qu’elle tient un discours de critique sociale. Il s’agit, d’abord, pour elle, de dénoncer le libéralisme et ses excès – mais aussi, tout simplement, le fait que le libéralisme est incompatible avec une médiation écologique de l’organisation de la société. En effet, le libéralisme se fonde sur l’absence de normes politiques car elles entravent les profits, alors que l’écologie consiste, au contraire, à fonder l’organisation de la société et les contraintes culturelles de la vie sociale sur la rationalité de l’espace, de ses usages et de ses aménagements. Parmi ces rationalités écologiques de la vie sociale, figure, au premier chef, l’élaboration d’une rationalité politique de l’énergie, de ses sources et de ses usages, qui lui permette d’échapper aux logiques du marché. Par ailleurs, sur le plan des usages singuliers, il importe d’en finir avec les logiques de la consommation.
Sous l’emprise du libéralisme, la consommation est devenue une norme de vie. Elle est devenue un impératif de la vie sociale, ce qui nous soumet au marché au même titre que les structures de l’organisation de la société. Il importe que nous nous libérions de cette sorte d’aliénation nouvelle qu’est devenue la consommation, qui nous pousse à ne reconnaître comme identités économiques que les acteurs de la consommation (producteurs, distributeurs et consommateurs). Pour nous libérer de la crise de l’énergie et du climat, nous devons nous libérer de l’aliénation consommatrice et des lois du marché. D’autre part, nous devons nous préoccuper davantage de nos lieux de vie, de notre espace social.
Il s’agit, cette fois encore, d’une médiation, car il s’agit aussi bien de nos espaces de vie singuliers que de nos espaces de vie collectifs. Trop longtemps, la question de l’environnement a commencé par être absente des normes de la vie sociale et des engagements du débat public. Mais, quand elle a fini par trouver sa place dans ce que J. Habermas appelle l’espace public, elle a trop longtemps été réduite à des questions de pollution, d’hygiène et de propreté. Il n s’agit pas de dire que ces questions ne sont pas importantes, mais il importe, désormais que les débats sur l’architecture et l’aménagement de l’espace singulier comme de l’espace collectif prennent pleinement conscience de l’importance de la question climatique, en lui donnant toute sa place dans les normes de la construction et de l’architecture et dans celles de la conservation du patrimoine.
Enfin, il nous faut absolument nous libérer de la logique de la menace et de la peur. La peur est devenue un artifice rhétorique permettant aux pouvoirs et au libéralisme de faire porter aux habitantes et aux habitants des pays la responsabilité du réchauffement. Ce n’est pas en termes de peur qu’il faut aujourd’hui entreprendre la réforme climatique des politiques de l’énergie et de l’environnement, mais, tout simplement, en termes de rationalité.