Toute guerre est une crise d’identités
Commençons par le commencement. C’est cela, la guerre : une destruction des identités. C’est pourquoi, comme l’écrivait Clausewitz, une guerre est un « brouillard ». Dans la guerre, on ne sait plus qui est avec qui, on ne connaît plus les pays ni leurs habitants, tout se détruit, tous les repères disparaissent. Reste à se poser une question encore une fois, comme souvent dans cette chronique, celle de l’œuf et de la poule : faire la guerre entraîne-t-il la perte des identité, ou fait-on la guerre pour les perdre ? Le radicalisme violent du Hamas a-t-il conduit à la perte des repères et du politique, ou est-ce la folie et la disparition des repères qui a déclenché la violence du Hamas et la mort ? Le radicalisme fou du sionisme de Netanyahou et de ses partisans a-t-il libéré la violence des islamistes radicaux ou est-ce la furie des islamistes radicaux qui a conduit à la montée en puissance des sionistes radicaux et de leur violence ? On ne peut pas répondre à ces questions - justement parce que les identités se sont perdues dans une guerre qui, comme toutes les guerres, n’a pas de sens. C’est, d’ailleurs, pour les mêmes raisons que Poutine a déclenché la guerre en Ukraine : parce que les identités politiques russes s’étaient affaiblies, ou pour les détruire : on ne peut pas non plus répondre à cette question. Et puis revenons en arrière : la fondation de l’état d’Israël, en 1949, était elle-même liée à une autre perte des identités, celle qu’avait déclenchée une autre folie, celle de Hitler, de l’étoile jaune et de la guerre entre les puissances du monde et l’Allemagne nazie. La folie de la guerre de Palestine est le prix que le monde paie, aujourd’hui, pour ne pas avoir su mettre un véritable terme aux crises de folie qu’il avait connues au cours du vingtième siècle. Pour en finir avec la guerre de Gaza, nous devons commencer par tenter de retrouver nos identités, par tenter de comprendre de nouveau qui nous sommes, ce que nous pensons, dans quelles sociétés nous vivons.
La gauche et la droite face à la guerre
La gauche exprimait le choix de l’égalité et de la solidarité, la droite celui de l’inégalité et du profit. Mais les guerres d’Ukraine et de Palestine font disparaître ces notions dans le brouillard de la guerre. Nous ne pouvons plus nous retrouver dans ce monde dans lequel la gauche et la droite en viennent à ne plus avoir de sens, comme nous l’avons vu, dans notre pays, mais aussi dans un pays comme l’Italie qui, bien qu’elle ait vécu sous le règne du fascisme, a choisi de mettre à sa tête une héritière de cette conception de la politique. Bien sûr, ce ne ne sont pas l’Ukraine ni Gaza qui ont placé Macron et Meloni à la tête de leurs pays, mais tout de même : il s’agit de symptômes de cette perte des identités qui mène à l’affaiblissement des identités de gauche et de droite. La droite s’est tellement affaiblie qu’elle se confond avec l’extrême droite la plus radicale et qu’elle en vient à oublier le rôle dirigeant qu’elle reconnaissait à l’État tandis que, pour la gauche, c’est peut-être encore pire, car, en Israël ou en France, elle ne sait plus quel parti elle doit choisir, entre celui des radicaux du pouvoir israélien ou celui des radicaux du Hamas. Face au conflit ukrainien, la droite ne sait pas si elle doit prendre le parti de l’autoritarisme dictatorial de Poutine ou celui du libéralisme recherché par les États-Unis dans leur soutien au pouvoir de Zelensky, et la gauche ne sait plus si elle doit prendre le parti du libéralisme soutenu par Zelensky ou tenter de trouver une autre voie, vers un socialisme qui n’existe pas plus dans ce pays que dans les autres. La gauche israélienne ne sait pas plus que la gauche ukrainienne si elles doivent apporter leur soutien à leur pays ou à ceux qu’il combat.
La culture juive et la culture islamique, la culture catholique orthodoxe, détruites par les fondamentalismes
À Gaza, les radicalismes religieux ont détruit les cultures de leurs religions. À Gaza, la guerre n’a plus rien de religieux - si tant est que, dans l’histoire, les guerres aient jamais eu quelque chose de religieux. Ce sont même les identités religieuses qui se perdent dans la guerre palestinienne et dans la guerre ukrainienne. Le radicalisme et le fondamentalisme guerrier ont chassé la religion de l’espace politique pour la remplacer par une sauvagerie qui a oublié ce qu’étaient les religions en les réduisant à des expressions politiques un peu plus radicales que les autres. Les cultures religieuses ont été perdues dans les guerres car elles ont mis fin à la puissance de l’imaginaire dans le champ politique. Le discours politique tenu par les acteurs des pouvoirs n’a plus d’imaginaire, car il ne peut pas y avoir d’imaginaire dans la guerre, on n’a pas le temps. À la place des identités religieuses, juive, musulmanes, chrétiennes orthodoxes, la guerre ne laisse plus que des quêtes effrénées de pouvoir et de mort. Seule la mort peut trouver une place dans l’espace et dans le temps de la guerre. C’est pourquoi, dans le brouillard de la guerre, on ne peut plus croire en rien. Les fondamentalistes ne sont pas des religions, car ils les remplacent par des discours de pouvoir. Les cultures religieuses ne sont plus que des prétextes pour faire la guerre et pour établir son pouvoir, des formes de légitimation, comme on avait pu le voir, dans notre pays, au seizième siècle, dans l’affrontement entre catholiques et protestants, ou, plus loin dans le temps, dans l’avènement du christianisme au moment de sa séparation d’avec l’autre culture monothéiste, la culture juive. Aujourd’hui, à Gaza et en Ukraine, les religions n’ont plus de culture, car elles ont remplacé leurs mots par des actes de violence. À Gaza et en Ukraine, au lieu de donner de quoi croire, au lieu de proposer un idéal politique auquel les peuples puissent adhérer, les religions tuent. Cela représente une identité de plus qui disparaît dans le brouillard de la guerre.
L’urgence : retrouver les identités et les refonder
Ne nous trompons pas. C’est à Gaza en en Ukraine que se déploient les violences de la guerre, mais ce sont toutes les identités de notre monde qui se sont égarées. Israël avait été institué en 1949 pour en finir avec l’antisémitisme, mais il est dirigé aujourd’hui par des fous qui y mettent en œuvre les discriminations contre les arabes. La Russie et l’Ukraine avaient fait une révolution en 1917 pour en finir avec l’exploitation du prolétariat par le capitalisme et, depuis, leur identité est redevenue celle de pays qui ont jeté aux oubliettes cet idéal politique pour adhérer à la violence du libéralisme. Mais ce n’est pas tout. N’oublions pas que c’est un président se faisant passer pour un homme de gauche, F. Hollande, qui, devenu président, a contribué à l’accession au pouvoir d’un des présidents les plus autoritaires, les moins démocrates et les plus décidés à soumettre la France à l’hégémonie du libéralisme. N’oublions pas non plus que l’union européenne avait été construite au sortir de la guerre pour permettre à l’Europe de retrouver la démocratie et aux peuples qui la composent de retrouver la paix et l’égalité, et qu’aujourd’hui, elle a, elle aussi, perdu ses repères pour soumettre le continent à la dictature du libéralisme et des inégalités économiques, sociales et politiques. Ce sont, ainsi, toutes nos identités politiques qui se sont perdues, toutes nos cultures, jusqu’à nos langues, puisqu’en Europe, notre soumission à la mondialisation états-unienne nous conduit à parler la langue d’un pays qui ne fait partie ni de l’Union européenne ni même à l’Europe. L’urgence est là : dans la recherche d’une paix qui nous permettent de nous retrouver.
En Ukraine et à Gaza, les identités ont été perdues.