La politique et la loi
La politique est le monde des institutions de la cité, de la polis, celui de la loi, parce qu’elles élaborent les lois (c’est le rôle qui pouvoir législatif), ordonnent leur application (c’est le rôle du pouvoir exécutif) et contrôlent leur bonne application et jugent les transgressions (c’est le rôle du pouvoir des juges, du pouvoir judiciaire). Il ne faudrait, cependant, pas réduire les institutions à une confusion entre elles et le domaine des pouvoirs : une institution n’est pas seulement le champ d’exercice d’un pouvoir (même si toutes les institutions sont soumises à des pouvoirs et régulées par eux), mais on peut la définir comme une médiation symbolique de l’appartenance sociale. Les institutions sont les représentations de nos appartenances sociales, dans les discours, dans les représentations et dans les pratiques sociales. La loi, qui est un ensemble de prescriptions, prend sa place dans le domaine des institutions. On peut même dire qu’elle fonde les institutions, en leur donnant les mots et les structures par lesquels elles peuvent pleinement trouver leur place dans la société en faisant reconnaître leur légitimité par les citoyennes et les citoyens qui manifestent leur citoyenneté en les appliquant. Ainsi, la loi constitue le langage de la politique, parce qu’elle lui donne les mots grâce auxquels elle s’exprime et régule les rapports entre les acteurs sociaux.
Les personnes qui font partie de la société civile agissent, délibèrent et décident en suivant les prescriptions des lois. C’est ainsi que la loi fonde les rapports sociaux sur des mots et du langage, évitant, ainsi, qu’ils ne soient fondés sur des rapports de force et sur des actes de violence. C’est ainsi que les personnages comme N. Sarkozy ou M. Le Pen, en cherchant à dominer les rapports sociaux par l’usage de leurs forces, notamment financières, se mettent délibérément hors du domaine de la loi, ce qui explique qu’ils soient, actuellement, poursuivis par la justice et fassent l’objet de condamnations, pour ces pratiques, qui violent la loi. En ne reconnaissant que la force au lieu de fonder leurs pratiques sociales sur la reconnaissance de la loi, les acteurs des partis totalitaires et les régimes des pays fondés sur leurs idéologies tentent de construire des sociétés fondées sur l’ignorance de la politique en ne reconnaissant ni les droits ni les devoirs fondés, eux, sur la loi.
Enfin, la loi fonde le temps du politique. D’abord, elle fixe, par ses prescriptions, les temporalités qui s’imposent à la société. En effet, les devoirs imposés par la loi donnent un calendrier et des échéances auxquels nous devons nous soumettre pour connaître une temporalité commune aux autres membres de la société. Ensuite, c’est la loi qui fixe la durée du mandat des acteurs porteurs de pouvoirs et les conditions dans lesquelles ils sont renouvelés. C’est ainsi que la loi organise le calendrier des institutions, qui repose sur l’articulation des temps des différents pouvoirs. Cette élaboration du temps politique par la loi est, elle-même, articulée au temps singulier née notre vie et de notre psychisme.
La place de la loi dans la vie sociale et dans la vie du sujet
La loi, ce sont les mots qui instituent la vie sociale. Par la loi, la vie en société, nos relations avec les autres, le temps et l’espace que nous avons en commun avec celles et ceux qui vivent avec nous, ne se réduisent pas à un ensemble de prescriptions, mais ils prennent la dimension d’un langage. Par ce langage, quand nous nous conformons aux prescriptions de la vie sociale, nous ne nous contentons pas de nous y conformer, mais nous retrouvons nous-mêmes dans l’énoncé de ces lois ; en faisant de nous des sujets sociaux, ces lois fondent notre identité en nous proposant de la partager avec celles et ceux qui vivent avec nous. Nous nous identifions à celles et à ceux qui vivent de la même façon que nous, mais, en même temps, nous nous situons par rapport au même idéal politique, exprimé, justement, par la loi. C’est ainsi, par exemple, que, dans Les trois temps de la loi (Seuil, 1995), Alain Didier-Weill nous aide à comprendre le lien entre la figure de la loi et les trois monothéismes. Ce qui les distingue des autres religions, c’est que, dans les trois monothéismes, juif, chrétien et islamique, c’est la loi qui fonde la divinité, et, au-delà, la transcendance, qui prend, dans leur discours, la forme de ce que J. Lacan appelle « le Nom-du-Père ». C’est, d’ailleurs, bien pour cela qu’il importe de comprendre que la psychanalyse est une science politique, puisqu’elle permet de penser notre rapport à la loi. Par exemple, la transgression politique de la loi (qui est, surtout, à ne pas confondre avec son rejet, comme dans les épisodes révolutionnaires) consiste dans un refus de reconnaître la nécessité de la loi et de son application dans la vie sociale. C’est bien ce que signifient les transgressions politiques de la loi, comme celle de N. Sarkozy et de M. Le Pen, qui, au fond, reviennent à un rejet de la société et des institutions. C’est pourquoi il peut ne pas sembler illégitime, comme certains le prétendent, mais, au contraire, nécessaire que M. Le Pen ne puisse pas être candidate à l’élection présidentielle en 2027. En effet, si un personnage politique est capable de se livrer, comme elle, à des malversations et à des transgressions de la loi, comment serait-il possible de lui confier le rôle donné au président par l’article 5 de la Constitution : « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. » ?
Les mots de la loi et la communication politique
Le rôle de la loi est de dire les mots qui font de la loi un ensemble de règles partagées par tous. C’est ainsi que la loi constitue une expérience fondatrice de la communication, qui fonde les institutions et le contrat social. Les mots de la loi vont exprimer le contrat fondateur de notre relation aux autres et de notre appartenance à la société dont nous faisons partie. On a trop tendance à réduire la communication politique à la propagande ou à la représentation des acteurs et des pouvoirs, alors qu’en réalité, ce sont les mots de la loi qui instituent la communication politique en nous donnant les institutions dans lesquelles nous pouvons échanger avec les autres. Quand Rousseau écrit, dans Le Discours sur l’origine de l’inégalité, « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « ceci est à moi » et a trouvé des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile », il montre bien que ce sont les mots et le discours qui, en mettant en œuvre un échange symbolique entre des personnages de la société, sont à l’origine de l’institution de la société. Dans ce propos de Rousseau, on trouve deux éléments qui nous permettent de comprendre que la communication fonde la société avec l’expérience politique. Le premier est le discours : c’est par les mots que nous avons en commun avec les autres que nous instituons la société que nous partageons avec eux en partageant avec eux l’expérience de la parole et de la communication. Le second élément est l’importance du croire : croire ce que dit celui qui parle, et, ainsi, donner du sens à son propos et reconnaître sa légitimité est ce qui fonde la communication, et, ainsi, la société. Il n’y a pas de contrat social fondateur, pour parler comme Rousseau, ni de loi, sans les mots et le langage qui nous permettent d’adhérer à la société en donnant du sens aux mots qui l’instituent. La communication par la loi et l’échange symbolique régulé par la justice construisent la société en la faisant reposer sur le sens que nous donnons à son langage et à son expression.
La loi nous protège de la violence
La loi est nécessaire à une société car elle la protège de la violence de l’hubris. On peut dire, très simplement, que ce que les Grecs appelaient l’hubris, que nous traduisons par « la démesure », désigne la sortie violente du langage par la perte du sens. Si la démesure désigne la dénonciation du pacte social et la rupture de la société, c’est qu’en échappant aux normes et, justement, à la mesure, du langage, au rythme et au temps de la parole et à la mesure de l’usage des mots dans l’échange avec les autres, nous transgressons la loi et nous nous situons en-dehors de la société. Nous ne pouvons faire partie d’une société qu’en nous exprimant par le langage et par le code qu’elle nous impose et que nous reconnaissons comme le nôtre. En effet, c’est en nous exprimant par le langage de la société que nous pouvons échanger des paroles avec les autres et mettre, ainsi, en application la dimension symbolique du lien social. Mais, de cette manière, nous mettons en œuvre une forme de miroir : en nous exprimant par le même langage qu’eux et en donnant du sens aux mots qui sont les leurs, nous nous reconnaissons dans les autres : de cette manière, nous fondons notre identité, et nous articulons pleinement la dimension singulière de notre parole et la dimension collective de notre langue et de notre langage. Cette relation constante entre le singulier et le collectif donne sa dimension pleinement politique au contrat social que nous partageons avec les autres. C’est pourquoi la loi nous protège de la violence en instituant la langue que nous avons en commun avec les autres : en partageant la langue avec eux, nous n’exerçons pas de violence sur eux. C’est pourquoi la langue est une institution. La loi nous protège de la violence et de la démesure en exprimant les prescriptions que nous partageons avec les autres dans les mots que nous avons en commun avec eux. C’est pour cela que la loi est nécessaire, car, en la comprenant et en l’appliquant, nous faisons l’expérience du langage partagé et nous reconnaissons l’identité des autres que nous avons en commun avec eux. La loi fonde l’identité que nous partageons avec les autres en prescrivant les pratiques que nous avons en commun avec eux et les interdits que nous respectons comme eux.