La figure du ghetto
C’est l’image du ghetto qui est, en quelque sorte, à l’origine d’un état israélien. Le mot « ghetto » désignait, à l’origine, une île de l’archipel de Venise dans laquelle les juives et les juifs de la société vénitienne avaient été enfermés, forclos, exclus de la société, « enfermés dehors » (c’est le sens du terme « forclusion »). Dans der nombreuses villes européennes, à partir du Moyen Âge, le ghetto fut un quartier destiné aux juives et aux juifs, afin que, sous couvert de pouvoir se livrer aux pratiques sociales exprimant leur identité, ils soient en réalité maintenus dans un état d’enferment, dans cette forclusion qui les empêchait de vivre comme tout le monde avec les autres habitantes et les autres habitants des villes. C’est ainsi que la figure du ghetto a donné lieu à l’institution d’une société particulière, alors que le propre des sociétés démocratiques est de se fonder sur l’indistinction du démos, du peuple. Le peuple, celui que la culture grecque désignait par le mot démos et la culture latine par le mot populus, fonde son identité sur la reconnaissance pour toutes et tous des mêmes droits et des mêmes devoirs. Une ville démocratique, et, au-delà, une société politique, un état, démocratiques sont des sociétés politiques sans discriminations, une société ou un état indistinct. C’est pourquoi l’antisémitisme se fonde sur la pérennisation des ghettos et l’antisionisme sur leur disparition. La situation géopolitique comme la situation politique de la France pousse à réfléchir de nouveau sur cette différence entre les deux mots, et, au-delà, sur les idéologies et les engagements ou les opinions qu’ils désignent.
Antisémitisme et antisionisme
Une fois encore, commençons par le sens des mots. L’antisémitisme est une discrimination visant à exclure de la société les personnes d’origine sémites. D’ailleurs, au fil de l’histoire, la désignation d’une telle discrimination a fini par ne désigner que l’exclusion des juives et des juifs, alors que les sémites sont une population qui va au-delà des Juifs. L’antisémitisme est ainsi une discrimination, et c’est pourquoi ce sont, en général, les mouvances d’extrême droite qui ont soutenu cette opinion dans l’espace public, de même que ce sont, dans l’histoire, les pouvoirs d’extrême droite qui ont favorisé l’antisémitisme dans les politiques publiques. En revanche, l’antisionisme ne doit pas se confondre avec lui, car il désigne, lui, une opinion qui ne vise pas à combattre les juifs, mais le sionisme. Celui- ci désigne une idéologie soutenant l’accroissement de l’étendue de l’état juif, qu’il s’agisse, dans l’histoire, des systèmes sociaux du peuple juif, ou, aujourd’hui, de l’état d’Israël, en particulier de sa politique contemporaine de colonisation de la Palestine. C’est pourquoi l’antisionisme a toute sa place dans l’opposition à la politique des gouvernements contemporains de droite ou d’extrême droite. Tandis que l’antisionisme se fonde sur la recherche de l’égalité et de l’universalité des identités politiques, l’antisémitisme se fonde, lui, sur l’institution et la légitimation d’inégalités de droit et de citoyenneté fondées sur la délimitation de certaines origines culturelles.
Le sionisme : une idéologie fondamentalement hostile à la laïcité
Qu’est-ce que le sionisme ? On peut, me semble-t-il, le définir de deux manières. D’abord, il s’agit de soutenir les idées politiques qui sont à l’origine de la conception expansionniste d’un état d’Israël qui a oublié les idéaux qui avaient fondé sa constitution en 1949. Les premiers fondateurs de l’état d’Israël l’avaient institué en une forme de réponse à l’antisémitisme qui avait prévalu dans la politique hitlérienne et aux crimes qu’elle avait commis, au nom, précisément, de cette discrimination. En ce sens, une certaine approche du sionisme pouvait se lire comme une forme de socialisme. Mais une autre approche du sionisme s’est peu à peu imposée : le sionisme comme idéologie fondant les idées légitimant l’expansion d’Israël et le rejet du peuple palestinien qu’il s’agit de soumettre et dont il s’agit de faire disparaître l’identité politique. C’est ainsi que l’on peut, sans doute, distinguer un sionisme de gauche et un sionisme de droite. Si le sionisme de gauche pourrait désigner un projet politique fondé sur la laïcité, c’est-à-dire sur la distinction entre les engagements et les pouvoirs religieux et ceux de l’État, le sionisme de droite désigne une conception de l’État fondée sur la soumission aux autorités religieuses et sur leurs conceptions de la vie sociale. L’antisionisme ne recherche ainsi pas autre chose que le retour d’Israël à une conception laïque de la politique et des institutions.
La protestation contre les discriminations
L’antisémitisme est une discrimination et la lutte contre l’antisémitisme a toute sa place dans les luttes contre les discriminations. Mais encore faut-il qu’à une discrimination n’en succède pas une autre. Tandis que l’antisémitisme est une lutte contre une discrimination visant à exclure les juives et les juifs de la société, il ne faudrait pas le confondre, ainsi, avec une idéologie visant, au nom de ce que l’on pourrait appeler l’hégémonie juive, à exclure de la société politique celles et ceux qui ne veulent pas se soumettre à cette idéologie, comme à aucune autre, et qui entendent soutenir une approche laïque de l’État. La lutte contre les discriminations consiste aussi à lutter contre les discriminations dont les populations arabes peuvent être victimes dans l’état d’Israël. La condamnation de la politique sioniste expansionniste des pouvoirs contemporains de l’état d’Israël fait partie de la lutte, fondatrice des engagements et des opinions de gauche, contre toutes les discriminations. L’institution de l’état d’Israël visait, lors de sa fondation, à permettre aux juives et aux juifs de vivre sans crainte dans un état destiné à les protéger afin que ne se reproduise pas une tragédie comme celle qu’ils avaient vécue au cours du nazisme. C’est bien pour cela que le projet israélien du commencement a changé de sens : alors qu’il était destiné à contribuer à la disparition des discriminations, il a, peu à peu, fini par en instituer une autre.
La condamnation de l’antisionisme : une menace contre Israël
Ce dont semblent ne pas se rendre compte certes et ceux qui luttent contre l’antisionisme, c’est que, à terme, c’est le sionisme qui est une véritable menace contre Israël. En effet, d’abord, cette obsession israélienne contemporaine de la colonisation de la Palestine et de la soumission du peuple palestinien risque, elle, à terme, de menacer Israël en lui faisant perdre tous les soutiens dont ils pourraient bénéficier dans le monde. En réduisant l’identité israélienne à celle d’un état expansionniste et colonisateur, cette idéologie le range dans le camp des états autoritaires que condamnent tous les discours politiques de gauche - et même, d’ailleurs, au-delà, tous les discours politiques réduisant l’État à un simple pouvoir sans autre signification que la domination. Mais il faut aller au-delà. Faire passer l’antisionisme pour un antisémitisme en confondant, de cette manière, une discrimination avec une autre, c’est méconnaître par avance toutes les discriminations, notamment les discriminations économiques, les discriminations sociales et les discriminations en matière de travail et d’emploi, qui accentuent la précarité et la pauvreté de celles et de ceux qui en sont victimes, et, ainsi, en les ignorant, c’est prendre le risque de légitimer les discriminations. C’en serait ainsi fini des idéaux socialistes qui avaient pu être à l’origine de l’institution d’un état d’Israël.