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Billet de blog 10 juillet 2025

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REPENSER LE PROCHE-ORIENT (1)

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Qu’est-ce qu’une géopolitique du Proche-Orient ?

Qu’est-ce, d’abord, qu’une géopolitique ? Le mot est simple : il s’agit de penser l’espace (géo) en termes politiques, de donner une signification politique à l’espace et aux confrontations dont il est le siège. Mais, plus profondément, la géopolitique fonde les identités dont est peuplé le monde. La géopolitique ne consiste pas seulement à penser une rationalité politique de l’espace, de le penser en termes de pouvoirs, de dominations, de guerres, c’est-à-dire de conflits violents entre des puissances, mais, surtout, elle consiste à penser les identités politiques dont sont porteurs les pays, les nations, les états dans lesquels nous vivons et dont nous vivons les confrontations. Une géopolitique du Proche-Orient consiste à penser, en leur donnant du sens, les identités politiques des pays dans lesquels consiste cette aire du monde, afin de tenter de mieux comprendre les tensions, les conflits, les guerres, qui agitent cette région depuis si longtemps, mais aussi à élaborer les concepts permettant de comprendre les évolutions de ses logiques, à la fois en termes institutionnels, en termes diplomatiques, en termes économiques - mais aussi (peut-être même surtout) en termes culturels. C’est à un tel travail que nous souhaitons nous livrer aujourd’hui et jeudi prochain.

Le Proche-Orient est-il une région du monde ?

Sans doute est-ce la première question qu’il importe de se poser : quand on parle du Proche-Orient, de quoi parle-t-on, au juste ? Mais, avant même de se poser cette question, la première question qui se pose est de savoir si le Proche-Orient existe en tant que tel, comme une région du monde. Il est, à cet égard, significatif qu’il y ait plusieurs termes pour désigner cet ensemble de pays. On peut parler des Amériques, de l’Europe, de l’Océanie : même si les limites de ces figures de la géopolitique peuvent varier, même si, au fil du temps, elles n’ont pas toujours été semblables dans les différentes moments de l’histoire, les mots qui les désignent ont toujours existé et désignent des réalités dont nous avons conscience. En revanche, on parle parfois du Proche-Orient, parfois du Moyen-Orient, parfois on se contente de désigner les pays de la région sans toujours savoir de quels pays il s’agit. C’est qu’il n’existe pas de figure proprement géographique du Proche-Orient : il ne s’agit que d’une aire géopolitique, dont l’étendue est variable, dont les pays ne sont pas toujours les mêmes, dont les cultures, même, sont souvent porteuses de différences irréductibles. Le Proche-Orient n’est une région que pour les journaux qui parlent de son actualité, pour les historiens qui portent la mémoire des pays qui s’y trouvent et des relations entre ces pays, ou encore, justement, pour les décideurs, pour les pouvoirs, pour les acteurs politiques qui font vivre les espaces publics de ces pays. Sans doute pourrait-on même dire que les limites et la surface de l’aire du Proche-Orient varient selon les points de vue de celles et de ceux qui évoquent ces pays. Le Proche-Orient est essentiellement une région, une histoire, des femmes et des hommes, à qui est reconnue une identité géopolitique et qui sont porteurs d’une mémoire partagée. Ce sont les événements et les évolutions que ces pays ont connus qui font du Proche-Orient une région du monde. Les échanges et les trafics, les voyageurs et les trafics, les livres, aussi et leurs traducteurs, les philosophes et les pouvoirs ont aussi façonné le Proche-Orient en lui donnant une histoire. On pourrait même ajouter que ce sont les guerres dont ces pays ont fait l’expérience qui fondent cette identité géopolitique.

Le temps long : la fin des empires

Cependant, il y a tout de même des constantes, des permanences. N’oublions pas ce que nous a appris le grand historien Fernand Braudel : l’histoire a deux temps, un temps court et un temps long. Le temps court, c’est le temps des calendriers, des événements, c’est le temps que nous vivons parce qu’il est à la mesure de notre existence d’êtres humains et d’êtres politiques. Le temps long, c’est l’autre temps, celui dont nous ne faisons pas l’expérience au quotidien ni même à l’échelle de notre vie, mais dont nous comprenons les logiques parce que, justement, il nous permet de comprendre le temps court. Les événements du temps court n’ont pas de sens si nous ne les rapportons pas au temps long, si nous ne les situons dans le champ des dynamiques et des structures fondées dans le temps long. C’est pourquoi il nous faut comprendre le Proche-Orient dans le temps long si nous voulons le comprendre en donnant du sens à son histoire. Le premier temps long qui donne une existence au Proche-Orient, c’est la mer et la culture de l’espace méditerranéen. De près ou de loin, la Méditerranée irrigue le Proche-Orient de ses navires, de ses échanges, de son commerce, de ses voyages, mais aussi de ses migrances et, surtout, de ses cultures différentes, mais partagées. L’autre permanence qui institue le temps long du Proche-Orient, ce sont les empires, Byzance et la culture hellénistique pour une part, suivis de l’empire romain pour une partie de la région, puis l’empire ottoman. N’oublions pas, ici, les deux fins de l’empire romain. La première est la fin de l’empire romain d’Occident, la disparition de la domination hégémonique de l’empire romain sur les cultures européennes et méditerranéennes.  Mais l’empire romain est, en quelque sorte, mort une deuxième fois avec la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, date généralement retenue pour désigner la fin de ce que l’on appelle, faute de mieux, le « Moyen Âge », mais surtout, pour ce qui importe ici, la fin de l’empire romain d’Orient et le début de l’hégémonie ottomane sur la région. En s’emparant de Constantinople, qui, elle-même, avait succédé à Byzance, et en la nommant Istanbul, les Ottomans fondaient le Proche-Orient que nous connaissons de nos jours. Mais, s’il a été institué en 1453, l’empire ottoman a disparu en 1920. Les Turcs avaient fait le mauvais choix ; ils s’étaient alliés à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, et les traités qui ont suivi le traité de Versailles de 1919, comme le traité de Sèvres en 1920 ont remodelé le Proche-Orient en donnant naissance aux états que nous connaissons aujourd’hui, comme le Liban, la Syrie et la Turquie. 

L’omniprésence de la guerre

La région du Proche-Orient semble se caractériser, plus, sans doute, que d’autres régions du monde, par l’omniprésence de la guerre et par sa permanence. Nés de la guerre et, sans doute, d’une conception irrationnelle de la géopolitique de la région, les pays qui en font partie n’ont jamais connu que la guerre. La Syrie est peut-être en train de sortir de cet âge de la guerre dans lequel l’ont plongée tous les régimes et tous les dirigeants qui s’y sont succédé. Pays qui aurait pu être un pays riche (à son propos, il fut question, il n’y a pas si longtemps, d’une sorte de « Suisse du Proche-Orient »), le Liban est à genoux, ruiné par des décennies de guerres incessantes. Quant à la Palestine, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, elle n’a connu que des guerres entre Israël et les pays palestiniens. La guerre menée par les Palestiniens pour ne pas être chassés de leur terre depuis la fondation de l’état d’Israël dure depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, sous des formes diverses et à différentes époques, mais, comme on le verra, jamais la « question palestinienne » n’a été résolue. Cette omniprésence de la guerre qui marque l’histoire contemporaine du Proche-Orient peut aussi mieux se comprendre si l’on se rappelle que c’est bien un cycle de guerres qui, peu à peu, au cours de son histoire, a fondé l’empire ottoman, qui fut la grande puissance hégémonique de la région, et qui, en mettant fin à la domination turque, a caractérisé la région. Mais, au-delà de la ruine économique qu’un tel cycle de violences et de mort peut engendrer, cela a deux incidences géopolitiques majeures. La première est l’incertitude des identités nationales de la région. Les peuples n’ont pas de nations auxquelles adhérer, qui constituaient pour eux des repères, mauvais ou moins, c’est une autre histoire. L’autre caractéristique de la géopolitique de la région, issue de cette histoire faite de guerres et de violences, est l’imprévisibilité. Il n’est pas possible de penser un futur de ces pays qui, à force de connaître les guerres, finissent par ne pas en avoir. La guerre empêche de penser une rationalité politique du lendemain dont on ne peut même jamais être sûr qu’il existera.

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