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Billet de blog 10 août 2023

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LA FAILLITE DU NÉO-TSARISME

Une espèce de « rébellion » a secoué l’empire poutinien. Même si l’opération menée par Prigogine n’a pas de suite et est retombée comme un gâteau mal cuit, elle nous oblige à nous poser des questions.

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Prigogine et le groupe Wagner

On ne connaissait pas le « groupe Wagner » avant la guerre contre l’Ukraine. Prigogine et son groupe sont une bande de mercenaires qui a tenté de vendre ses services au régime poutinien. De tout temps et dans tous les pays, la guerre n’a pas seulement été une suite d’opérations mises en œuvre par un pays pour prendre le contrôle d’un autre, mais elle a toujours été aussi un marché : un marché d’armes et une industrie, un marché d’outils et de méthodes de prévision et un marché de soldats : les mercenaires. À la différence des véritables armées qui sont au service d’un pays, les mercenaires ne sont au service que de la puissance qui se les achète. En l’occurrence, sans doute Poutine et « sa » Russie ont-ils eu recours à des mercenaires en raison de la faiblesse de l’armée régulière, ou en raison d’une sorte de suspicion : comme tous les pouvoirs illégitimes, le pouvoir poutinien est bien placé pour savoir qu’il faut se méfier des institutions légitimes, qui lui font peur, et il a recours à des mercenaires, en se disant que le marché est plus sûr, que le rapport qualité-prix est plus efficace. D’où l’utilisation des services d’un ancien cuisinier reconverti : forcément, il s’agit toujours d’histoires de cuisines, de mélanges, de sauces, de recettes sans beaucoup de goût. En réalité, ce qui pousse les mercenaires comme Prigogine à agir, c’est une autre cuisine, fondée, elle, sur le gain, sur le pouvoir et sur l’argent.

La rébellion

Seulement, voilà : comme c’est le cas de tous les produits de consommation, de toutes les petites affaires négociées au marché du coin, dans ce que l’on appelle « économie de marché », il vient toujours un moment où ces produits-là, ces opérations ne fonctionnent plus, un moment où les mécaniques de détériorent - on dit souvent qu’elles se déglinguent. C’est ce qui vient de se passer avec la machine Prigogine. Cette « rébellion » comme disent les journaux est, en réalité, le produit du choc, de la confrontation, entre deux autoritarismes, entre deux stratégies de marché : la stratégie de Poutine pour s’emparer de l’Ukraine et pour renforcer sa domination, et celle de Prigogine et de Wagner, pour montrer une force qui leur permettrait de gagner de l’argent. Cette rébellion ouvre un temps d’incertitude. Une première incertitude est celle de l’issue véritable de la guerre. En faisant apparaître la faiblesse du régime poutinien, cette opération de rébellion manifeste une incertitude sur l’issue de la guerre. Le « brouillard » dont parle Clausewitz s’épaissit un peu plus. Et puis il y a une autre incertitude : je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il s’est véritablement agi d’une rébellion de Prigogine et du groupe Wagner ou s’il s’est agi d’une manœuvre de Poutine destinée à revendiquer une légitimité (celle dont il était porteur en tant que chef d’État est perdue depuis longtemps) en mettant en scène une rébellion, car il n’y a que cela qu’il serait capable de vaincre.

Un symptôme de précarité politique

Qu’il s’agisse d’une véritable rébellion ou de la mise en scène d’une fiction, cette rébellion manifeste une véritable fragilité du régime de Poutine. Qu’il ait été victime d’un acte réel de résistance ou qu’il ait eu besoin de jouer une fiction sur la scène du théâtre politique, le régime de Poutine montre sa faiblesse. Comme toutes les répressions que Poutine a orchestrées depuis qu’il est au pouvoir, comme tous les autoritarismes qu’il a exercés, la manœuvre du groupe Wagner montre la fragilité du régime de Poutine, sa faiblesse, sa précarité. Comme toutes les obsessions, la guerre en Ukraine n’est qu’un symptôme de l’incapacité d’un pouvoir à formuler un projet et à recueillir l’adhésion d’un peuple. On y reviendra plus loin, mais lançons tout de suite le propos qui est le nôtre : sans doute peut-on rapprocher l’obsession ukrainienne de Poutine de l’obsession macronienne sur la réforme des retraites, ainsi que l’absence d’adhésion suscitée par la politique de V. Poutine de celle d’E. Macron. Dans deux situations, il s’agit bien de faiblesse et de fragilité.

La guerre : l’obsession de Poutine

La guerre en Ukraine n’est pas un projet politique : elle est une obsession. Il y a quelque chose de pathologique dans ces obsessions qui marquent le début de la fin de certains régimes. Il faudra, bien, un jour, réfléchir sur cette figure de l’obsession politique. Derrière cette obsession de la guerre, il y a, sans doute, d’abord, le mythe de la puissance de l’empire russe, celui des tsars, que Poutine voudrait retrouver. La guerre en Ukraine manifeste ce fantasme d’une puissance perdue, comme le fut, en son temps, un grand film comme Alexandre Nevski, d’Eisenstein. Mais la guerre en Ukraine manifeste une autre obsession : celle de la destruction et de la mort. D’autres régimes et d’autres dirigeants ont manifesté, dans l’histoire, à diverses époques, cette obsession de la destruction, de la guerre, de la mort. C’(est la différence entre les guerres populaires et les guerres révolutionnaires, qui ont lieu parce que les acteurs politiques qui les font n’ont pas d’autre moyen pour instituer leur pouvoir, et les guerres obsessionnelles, comme celle de Poutine, ou celle de Xi Jinping contre les Ouïgours, le peuple du Xinjiang.

L’échec du poutinisme

En politique (comme, d’ailleurs, peut-être dans notre psychisme, mais c’est une autre histoire), une obsession est toujours la marque d’un échec. Un désir obsessionnel est le symptôme d’une incapacité à manifester un engagement ou à éprouver un désir. L’échec du plutonisme vient, ainsi, de ce que Poutine n’est intéressé que par le pouvoir et qu’il n’a donc pas su proposer de véritable projet au peuple qu’il gouverne. Pour paraphraser Clausewitz, encore lui, la violence de la guerre est la poursuite de la violence d’État par d’autres moyens. L’échec du poutinisme est celui d’une absence d’adhésion de la population. Si Poutine a échoué, et qu’il est donc contraint de faire la guerre, c’est qu’il n’a pas su trouver les mots pour dire son projet aux russes - mais il faut aller plus loin : s’il n’a pas su trouver les mots destinés à dire son projet, sans doute est-ce parce qu’il n’en avait pas. L’échec du poutinisme est, d’abord, là : dans cet absence de mots et de projet. Mais il est aussi ailleurs : dans l’incapacité de son régime à permettre à son pays et à son peuple de disposer d’une véritable puissance, d’une puissance économique s’entend. C’est parce que la Russie reste un pays pauvre qu’il l’enferme dans les mythes et dans les souvenirs d’un passé révolu. Peut-être est-ce le sens que Poutine donne, lui, au mot « révolution ». L’échec du poutinisme est de n’avoir pas su réparer l’empire susse, devenu l’empire soviétique, après la fragmentation, le morcellement, qui l’ont fait disparaître.

Une proximité entre Poutine et Macron

Sans doute aura-t-on compris que, depuis le début de ce texte, j’ai dans la tête une petite musique : dans tout mon propos, sauf peut-être quand il est question d’Ukraine et de Russie, ou quand il est question de la version militaire de la guerre, on pourrait, sans doute, remplacer le nom « Poutine » par le nom « Macron ». Ces deux dirigeants ont en commun l’incapacité de proposer une politique, et, par conséquent, l’obsession de détruire. Poutine veut détruire l’Ukraine, de la même façon que Macron voulait détruire les retraites et, au-delà, veut détruire l’État. Cette obsession de détruire est la marque d’un pouvoir qui, au fond, n’est intéressé que par le fait de pouvoir régner. Comme par hasard, d’ailleurs, des petites voix commencent à dire, dans notre pays, à l’approche de l’échéance de 2027, qu’on pourrait changer la Constitution pour permettre à Macron de rester au pouvoir. Comme, en Russie, la guerre n’a pas d’autre but que celui de permettre à Poutine de continuer à exercer la violence et la répression associées à son pouvoir. La guerre est une manière meurtrière de détruire l’État, de la même manière que, dans notre paysan la politique de l’exécutif n’a pas d’autre but. C’est pourquoi il nous faut rester vigilant. Sans cela, comme l'écrivaiit Le Monde, il y a des années, au sujet de tout autre chose, si nous n’y prenons pas garde, un beau jour, on sonne à la porte. Et ce n’est pas le laitier.

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