Le retour du fait colonial
Pensés séparément, les faits de colonisation dont il est question partout dans le monde de nos jours pourraient se penser dans la politique des pays concernés, selon les évolutions qu’ont pu connaître ces pays dans leur histoire. Mais, si l’on rapproche l’une de l’autre toutes ces situations, elles prennent un sens particulier : c’est un fait politique global qui se met en scène sous nos yeux, et qui semble caractériser notre monde. La décolonisation, notamment dans les années soixante, avait donné naissance à ce que l’on a appelé le « Tiers monde », désigné sur le modèle du « tiers état » (le troisième « état » des « états généraux » de la monarchie française, confronté à la noblesse et à la religion, et à l’origine de la révolution de 1789). Ce « Tiers monde », appelé aussi « le Sud », car il s’agissait essentiellement de pays situés dans le Sud de l’Équateur, avait revendiqué et manifesté un fort désir d’indépendance à l’égard des anciens colonisateurs, et c’est ainsi que de grandes figures politiques avaient émergé en Afrique, dans les pays arabes, en Asie, an Amérique latine. On peut se demander, de nos jours, si cette évolution n’est pas finie, et si le fait colonial ne reprend pas son activité d’hégémonie économique, par l’établissement de réseaux qui font, de nouveau, dépendre les pays du Sud de ceux du Nord. Les guerres d’indépendance avaient peu à peu mis fin à la colonisation, mais elle semble de retour, donnant lieu à l’émergence de nouvelles guerres.
La colonisation : le déni de l’existence d’un pays
Coloniser un pays consiste à l’annexer, à se l’approprier, en lui refusant l’existence comme état. Coloniser réduit un autre pays à n’être plus qu’une partie d’un autre, sans indépendance politique, sans pouvoirs propres, sans même que son histoire et son identité lui soient reconnues. Le pays colonisateur dénie son existence même au pays qu’il domine en le colonisant. Il ne s’agit pas seulement, pour un pays, d’exercer un pouvoir sur un autre, mais il s’agit, purement et simplement, de lui refuser l’existence - notamment à l’égard des autres pays de ce que l’on peut appeler l’espace public mondial. C’est pourquoi la colonisation se manifeste, en particulier, par l’imposition de la langue du pays colonisateur. En ce sens, on peut se demander si l’hégémonie de l’économie des États-Unis dans le monde ne constitue pas une forme nouvelle de colonisation, puisqu’elle se manifeste par l’omniprésence de l’usage de la langue anglo-américaine dans tous les échanges et même dans les organisations internationales, jusque dans notre vie quotidienne. À force de se voir imposer des langues et des cultures venues d’autres pays, les pays dépendants sont les victimes d’une nouvelle colonisation, même si elle ne porte pas ce nom. C’est tout l’enjeu de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, de la confrontation entre la Chine et les Ouïgours du Xinjiang, entre le Maroc et le Sahara occidental avec le soutien de la France au Maroc, et, peut-être, puisque nous parlons d’elle, vieille puissance colonisatrice, de la confrontation entre la France et Kanaky.
La colonisation et l’illusion d’un pouvoir d’un pays sur un autre
Les pays colonisateurs l’ont toujours été, dans leur histoire, parce qu’ils se croyaient supérieurs à ceux qu’ils tentaient de s’approprier, ne suscitant aucune adhésion, mais seulement de la résistance. Ce fut le cas de la France, pendant plus d’un siècle, en Algérie, mais aussi dans nombre de pays dans le monde. C’est aujourd’hui le cas d’Israël qui prétend s’approprier la Palestine dont il revendique la propriété. Mais une telle politique ne peut conduire qu’à la guerre, comme, de nos jours, à Gaza et au Liban, ou à des fantasmes de violence de colons qui ont jusqu’à détruire les habitations de Palestiniens, allant jusqu’à les tuer. En menant de telles actions, les pays colonisateurs se donnent l’illusion d’être de grands pays, alors qu’ils ne suscitent que la haine et le mépris dans le monde. On n’existe pas grâce à la mort d’un autre : ce qui est vrai des êtres humains l’est aussi des pays et des nations. Il ne peut y avoir de pouvoir légitime sans l’adhésion des peuples. C’est pourquoi la colonisation ne peut s’imposer que par la violence, qu’il s’agisse de la guerre ou d’actes de violence commis par des colons croyant encore qu’ils possèdent un pays qui n’est pas le leur et ne sera jamais.
La colonisation économique et la mondialisation
La dépendance consiste dans l’un des traits qui définissent la colonisation. La colonisation économique est une colonisation d’un type particulier, qui consiste moins dans une soumission des institutions d’un pays à celles d’un autre, mais dans l’instauration d’une dépendance économique d’un pays soumis à un autre. Ce ne sont plus les institutions de ce pays qui dépendent de celles d’un autre, c’est l’activité économique de ce pays, ses entreprises, ses emplois, ses choix d’investissements et de planification, qui sont soumis à des acteurs économiques issus d’un autre pays. La colonisation économique a longtemps été dominante dans le domaine du commerce, des échanges et des réseaux, mais, de nos jours, ce sont même les activités de production qui se déplacent de pays développés, considérés comme « riches » vers des pays où les salaires sont moins élevés et les conditions de travail moins réglementées, sans, pour autant, que les entreprises qui sont à l’origine de ces activités ne se soient, elles, déplacées vers ces pays. Le pouvoir des entreprises reste dans les pays riches et mieux développés, c’est leur activité qui se déplace. Une double dépendance se déploie ainsi : si les choix politiques et les décisions restent dans les pays où se situent les sièges des entreprises, ce sont les métiers et les activités qui se mettent en œuvre dans les pays moins riches, en quelque sorte colonisés, mais il n’en demeure pas moins qu’une dépendance s’instaure, les entreprises des pays riches dépendant, en ce sens, des pays qui le sont moins. Mais au-delà de cette colonisation économique, c’est tout le processus que l’on a appelé la « mondialisation » qui manifeste une forme de colonisation. La mondialisation des échanges repose sur une forme de refoulement de ce que l’on peut appeler les nations économiques. La mondialisation consiste dans l’établissement de réseaux de production et de distribution opérant dans le monde entier et s’imposant au fait national en réduisant sa dimension économique. En ce sens, la mondialisation n’est qu’une forme de colonisation, puisqu’elle consiste dans une extinction des identités nationales.
Une colonisation d’un nouveau genre : la migrance
Les migrants, de plus en plus nombreux, partout dans le monde, sont les victimes d’une nouvelle forme de colonisation. La migrance a toujours existé : il a toujours existé des faits d’immigration de travailleurs et de populations venant dans un autre pays que le leur dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure. Il a toujours existé, aussi, des faits d’émigration, de personnes désirant, avant tout, quitter un pays dans lequel elles étaient victimes de répressions et de violences d’état, ou encore de discriminations. Ce qui est nouveau, c’est le fait que l’on appelle la migrance. Il s’agit, en réalité, de personnes errant, sans but réel, chassés de leurs pays par la violence économique ou par la violence politique, que l’on appelle des « migrants », parce qu’ils ne sont ni immigrés ni immigrants, car ils auraient, alors, un but. Ils sont migrants, ce qui signifie que, sans cesse inscrits dans des déplacements, ils n’ont plus d’identité que celle de cette errance infinie, sans lieu ni temps. Mais ne nous trompons pas : la migrance est une forme de colonisation, car, comme elle, elle consiste dans le déni de l’identité. Les migrants se cherchent en se perdant dans les routes du monde.
La nation : une résistance à la colonisation
Il reste aux populations colonisées une expression : celle de l’identité nationale. La figure de la nation a changé de signification. Si elle a pu constituer une identité confondant le lieu de la naissance et l’identité nationale, puis fondant l’identité sur l’espace de la culture et de l’expression, la mondialisation a, peu à peu, fini par affaiblir cette identité nationale. La soumission des pays à l’hégémonie des pays riches, le pouvoir toujours plus dominant d’organisations internationales comme l’Union européenne, ont fini par faire de la figure de nation un instrument de résistance à cette oppression de la perte d’identité. La nation est redevenue ce qu’elle a pu être à certaines époques de l’histoire : une arme de résistance à l’hégémonie d’autres pays et à la colonisation. C’est le sens de la guerre pour les habitants de l’Ukraine, pour ceux de la Palestine, pour ceux du Sahara occidental ou pour ceux de Kanaky. D’autres situations comparables viendront s’ajouter à celles-là. C’est aussi de cette manière que, comme toute résistance, la résistance de la nation à la colonisation peut donner lieu à des violences, qui, elles-mêmes, font l’objet de répressions des états colonisateurs. La colonisation se révèle une violence, car, justement, elle ne peut susciter que de la violence. Mais, au-delà, comme toutes les violences, la colonisation est l’aveu d’une faiblesse. C’est quand ils sont faibles sur le plan économique ou, sur le plan politique, parce qu’ils ne recueillent plus l’adhésion de leurs populations, que les pays se lancent dans la violence de la colonisation. Et c’est par la résistance à cette colonisation du faible que la nation peut retrouver la force de l’indépendance.