La guerre, une dénégation de la politique
Clausewitz meurt en 1831, sans avoir publié son grand livre, De la guerre. Ses proches le publieront en l’état. Cet ouvrage n’a jamais rien perdu de son actualité : il fait partie de ces livres toujours vivants, auxquels tous les acteurs politiques se réfèrent, dans lesquels nous puisons toujours des outils pour réfléchir, des concepts pour comprendre, des mots pour nous exprimer. Surtout, comme tous les livres qui portent sur le politique, il permet le débat, mieux : il le nourrit, il contribue à le rendre meilleur, il nous aide à nous y retrouver. Cela ne nous interdit pas – au contraire – d’émettre des critiques à son égard. À la lumière de ce qui se joue aujourd’hui dans le monde entier, en Ukraine, en Chine, en Afrique, dans d’autres lieux de l’univers où nous vivons, nous pouvons nous poser une question toute simple : et si la guerre n’était pas la fin du politique ? Et, pour commencer, pour une raison toute simple, même si elle est terrible : alors que la politique repose sur le débat, sur la confrontation avec l’autre, sur l’affirmation de notre opinion que nous exprimons au cours d’un échange avec lui, la logique de la guerre est la mort de l’autre. Nous faisons de la politique pour nous retrouver à l’issue d’un débat contradictoire avec l’autre à qui nous nous opposons, alors que nous faisons la guerre pour le tuer, pour mettre fin à son existence. Par une sorte d’hypocrisie, ou de déni, nous avons toujours cherché à occulter cette vérité. Par des dénégations comme le fait Clausewitz ou même par des œuvres d’art ou des œuvres littéraires cherchant, au contraire, à la sublimer, nous avons toujours fait de la guerre une figure politique, nous avons toujours cherché à lui donner une place dans la vie politique, faisant même des soldats des sortes de héros politiques, alors que c’est plus simple – et plus radical : en faisant la guerre, nous sortons du politique, parce que nous cherchons à exclure l’adversaire de l’espace politique. Dans le débat, nous parlons à notre adversaire, nous cherchons des mots pour le convaincre pour prouver qu’il a tort, alors que, dans la guerre, nous ne recherchons pas le débat, puisque de deux choses l’une : ou nous mettons fin à l’existence de l’autre et nous nous retrouvons seuls sans débat possible, ou c’est lui qui met fin à notre existence, et, en n’existant plus, nous le laissons seul dans l’espace politique. Notre identité politique se fonde sur la confrontation à celle de l’autre, alors que la guerre lui refuse son identité. Finalement, la sublimation de la guerre, ou, plus généralement, la reconnaissance de la guerre comme une figure majeure de la politique, nous faisons ce que nous avons toujours fait à tout propos : nous dénions l’existence même de la politique.
La guerre et la violence
Une des manifestations les plus courantes aujourd’hui de ce déni du fait que la guerre porte en elle la fin du politique est le discours que les politiques ou les médias tiennent sur le terrorisme. Le terrorisme est une manifestation de la guerre, il est l’une des expressions de la guerre. Cependant, nous la distinguons de la guerre. Nous lui refusons, en quelque sorte, le statut de guerre, comme si la guerre était quelque chose de bien (une simple « poursuite de la politique par d’autres moyens »), alors que le terrorisme, lui, serait condamnable. Cette hypocrisie nous permet de distinguer entre des formes légitimes de violence, comme la guerre, et d’autres formes de violence illégitimes comme le terrorisme. Or, l’un comme l’autre tuent des civils comme des acteurs armés, le but de l’un comme celui de l’autre est l’extinction de l’adversaire, sa destruction, la fin de son existence. La guerre, comme le terrorisme, n’a pas de mots, elle ne parle pas, parce qu’elle rejette l’existence de l’autre, et, par conséquent, le dialogue avec lui. La guerre, comme le terrorisme, repose sur la peur, au lieu de se fonder sur l’existence de l’autre. La guerre, comme le terrorisme, dénie toute identité à l’autre, et c’est pourquoi on peut le tuer en toute légitimité – sans même parler des coûts exorbitants de l’un comme de l’autre, en termes de vies, en termes économiques, en termes culturels. Le terrorisme et la guerre font partie de ces sortes d’antithèse de la politique que constitue la violence, ils n’ont pas de sens. Tandis que le terrorisme est une violence le plus souvent mise en œuvre par des acteurs singuliers, en tout cas engagée en-dehors des états, la guerre est une violence engagée par des états. Le terrorisme est la poursuite de la violence singulière par des actions qui peuvent être collectives, tandis que la guerre est la poursuite de la violence collective par d’autres moyens, reconnus et, en quelque sorte, validés, légitimés par l’histoire ou par la politique. Mais la guerre, finalement, n’est pas plus légitime que le terrorisme, parce que l’un comme l’autre consistent à sortir du langage.
La guerre n’a pas de sens
On peut toujours chercher des causes à la guerre, on peut toujours expliquer pourquoi une guerre est survenue, on peut toujours identifier ce qui a déclenché une guerre. C’est le rôle des historiens, des journalistes, des acteurs politiques. Ils essaient de comprendre la guerre, de lui trouver une place dans la vie politique. Mais, d’abord, même si l’on peut donner une explication à la guerre, ce n’est pas pour cela qu’elle s’inscrit dans le politique. C’est bien ce qui ne va pas dans le propos de Clausewitz : la guerre ne fait pas partie du politique, parce que le politique tente de faire vivre un pays, tente même (rêvons un peu) de rendre ce pays meilleur, parce que le politique consiste à comprendre comment s’exerce le pouvoir, alors que la guerre tente d’en finir avec tout cela. Pour commencer, il n’y a pas de pouvoir dans la guerre : le seul pouvoir est celui du plus fort, celui de l’acteur politique qui parviendra à vaincre l’autre. Par ailleurs, nous allons revenir un peu ici à l’une de nos vieilles lunes, je vais parler de nouveau d’une de ces quelques grandes idées qui ont façonné ma culture : la guerre a des causes, mais elle n’a pas de sens. Sans doute même est-elle une illustration de cette idée fondamentale de Saussure, selon qui le signe n’a pas de cause parce que, comme, ainsi, il est arbitraire, il a du sens. Quel rapport avec la guerre, me dira-t-on. Eh bien, c’est simple. Le sens du signe est arbitraire parce qu’en dernière analyse, c’est moi qui décide de l’interpréter de telle ou elle manière, de lui donner tel ou tel sens. C’est pourquoi le politique est fondé sur du sens : je peux refuser de reconnaître un sens à un discours ou à un projet politique, et c’est pour cela que nous sommes libres. En revanche, je ne peux pas décider qu’il fait jour ou qu’il fait nuit parce que cela relève d’une cause. Il en va de même avec la guerre : je ne peux pas choisir qu’elle a lieu ou non, tout au plus puis-je choisir de quel côté je me trouve. Et encore. Nous ne sommes pas libres dans la guerre, parce que la guerre n’a pas de sens. Je peux l’expliquer, je peux comprendre ce qui l’a suscitée, je peux la comprendre, ais je ne peux lui donner aucun sens, car elle n’en a pas. C’est, aujourd’hui, la raison pour laquelle, en Ukraine, par exemple, les discours des acteurs qui y sont engagés peuvent varier selon les situations, selon les moments : le but de la guerre est d’établir un rapport de forces par la violence, pas de permettre à un discours de se tenir. Dans la guerre, le monde bascule dans l’irrationalité et dans l’imprévisibilité : c’est ce que signifie l’idée selon laquelle la guerre n’a pas de sens. Certaines et certains d’entre nous s’épuisent à tenter de lui trouver une signification, mais c’est peine perdue. Mettons fin à cette illusion dans laquelle nous berce l’imaginaire politique, c’est-à-dire l’idéologie, pour justifier les politiques engagées par les pouvoirs. La guerre n’a pas de sens et elle ne peut se voir reconnaître aucune place dans le politique.