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Billet de blog 11 novembre 2021

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LA MÉDIATION POLITIQUE DE L’ÉCOLOGIE (1) LA DISPARITION DE L’ESPACE PUBLIC

Nous sommes aujourd’hui devant une menace réelle : celle de la disparition de l'espace public. C’est pourquoi il importe de réfléchir à ce concept d’espace public et à ses significations.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Si c’est en 1962, en publiant l’ouvrage qui porte ce nom, que J. Habermas propose, pour la première fois, une véritable analyse de l’espace public, fondée sur l’étude des logiques qui mèneront à la Révolution française de 1789, l’espace public a toujours existé, ne serait-ce que sous la forme de l’agora, chez les Grecs, ou sous celle du forum, chez les Romains. Mais nous sommes aujourd’hui devant la menace réelle de sa disparition. C’est pourquoi il importe de réfléchir à ce concept d’espace public et à ses significations.

Qu’est-ce que l’espace public ?

Comme d’habitude, commençons par les mots. Ce que désignent l’agora et le forum, et qui peut constituer une première définition de l’espace public, c’est l’espace du dehors : ces deux mots sont issus de la même racine indo-européenne, qui est aussi celle du mot français hors. L’espace public, c’est, d’abord, l’espace du dehors, l’espace où l’on n’est pas dans les murs d’une maison, qu’il s’agisse de la sienne ou d’un édifice public. En ce sens, si Habermas définit l’espace public comme l’espace du débat, il faut, plus simplement, le définir comme l’espace de la rencontre : l’espace public, c’est l’espace dans lequel on rencontre l’autre, cet espace qui n’est à personne, et qui est celui dans lequel on ne reste pas immobile, mais c’est l’espace du mouvement, du déplacement, l’espace dans lequel nous ne sommes pas en train de séjourner (c’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle, dans beaucoup de cultures, le fait de demeurer dans l’espace public est interdit et puni), mais dans lequel on se livre au mouvement qui nous permet, justement, d’aller à la rencontre des autres. Mais, de ce fait, l’espace public est aussi l’espace de la parole publique et celui du débat : si l’on rencontre l’autre, on parle avec lui, et, plus largement, on débat avec les autres, on discute avec eux, on prend le risque de la confrontation : c’est pourquoi l’espace public est bien celui des journaux, des médias, de la circulation des informations – ou, d’ailleurs, aussi bien, des rumeurs. On pourrait dire que l’espace public est l’espace dans lequel la parole est adressée à tout le monde, à n’importe qui ; à la différence de l’espace privé, dans lequel la parole est énoncée pour un auditeur, pour un destinataire à qui elle s’adresse.

Pourquoi parler, aujourd’hui, d’un risque de disparition de l’espace public ?

Alors que l’espace public est donc l’espace de la rencontre, on peut dire que les nouveaux médias, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (N.T.I.C.) virtualisent la rencontre : dans l’espace numérique, la rencontre n’est plus réelle, nous ne faisons plus l’expérience tangible et sensible de la rencontre de l’autre dans sa présence réelle, mais la rencontre devient virtuelle. Les téléréunions, les téléconférences, tous ces médias numériques qui se substituent à la réalité de l’échange de parole et à la présence réelle de celui à qui l’on s’adresse sont, en réalité, des illusions de rencontre. C’est ainsi, par exemple, que les systèmes de signature numérique font disparaître l’acte réel de signer, alors que la signature constitue une des rares expériences de performatif réel : en signant, nous accomplissons l’acte réel par lequel nous reconnaissons l’énonciation que nous mise en œuvre et nous l’authentifions en en assumant la responsabilité. Une signature numérique n’est plus un acte particulier, mais elle substitue à cet acte réel une représentation illusoire de l’engagement qu’elle manifeste. C’est pour toutes ces raisons que l’on peut parler, aujourd’hui, d’une évolution, certes lente mais bien engagée, vers la disparition de l’espace public.

Les manifestations de la disparition de l’espace public

On évoquera ici trois manifestations particulières de cette disparition de l’espace public.

La première est l’envahissement de l’espace public, de la rue, par le téléphone portable. Nous ne nous parlons plus réellement dans la rue comme nous en avions l’habitude auparavant, mais nous échangeons avec l’autre des paroles « virtuelles », c’est-à-dire des illusions de paroles, des substituts imaginaires à la réalité de la parole et de l’énonciation. Alors que l’espace public, espace de la rencontre de l’autre, était l’espace dans lequel nous voyions l’autre en lui parlant, alors que nous pouvions lui serrer la main, il n’est plus là, avec nous, face à nous. Le téléphone vissé à l’oreille, nous ne voyons même plus l’espace dans lequel nous nous déplaçons, dans la rue ou dans les transports en commun

Une deuxième manifestation de cette disparition de l’espace public est le développement des réunions virtuelles, des téléréunions, qui s’est accentué avec le confinement et l’interdiction de la rencontre réelle de l’autre, imposés par le pouvoir en cette période de pandémie. Avec la multiplication de ces fausses réunions, de ces rencontres illusoires, nous nous inscrivons dans des formes virtuelles de l’espace public qui se substituent à sa réalité.

Enfin, toujours en cette situation de la pandémie, revenons une fois de plus sur le masque. L’espace public disparaît car nous ne voyons plus le visage de l’autre, car tous les visages, disparaissant sous le masque, deviennent semblables les uns aux autres. Alors que l’espace public est celui de l’expérience de la rencontre de l’autre, cet espace public illusoire que nous connaissons en raison du masque nous prive de cette expérience réelle de la diversité et de la relation à l’autre : de plus, nous ne pouvons même plus nus serrer la main et nous inventons toutes sortes de substituts à ce qui constituait la fgure inaugurale essentielle de la rencontre.

Le Covid et la disparition de la relation

Nous nous trouvons devant une sorte de relation de l’œuf et de la poule : la rencontre de l’autre est-elle interdite par la menace sanitaire de la contagion, ou la menace de la contagion sert-elle de prétexte destiné à justifier une disparition déjà effective de la rencontre de l’autre ?

Il s’agit d’éviter la réalité du contact et de la rencontre, dans une sorte de peur institutionnalisée de la rencontre de l’autre, dans une sorte de peur de l’expérience de la rencontre de l’autre, dans une forme d’inhibition sociale et politique qui nous empêche de faire réellement face à l’autre.

En réalité, toutes ces façons que nous avons aujourd’hui d’éviter le contact sont des façons diverses de refuser la réalité de l’expérience de la relation à l’autre. Même l’école devient virtuelle, est remplacée par des simulacres numériques d’enseignement et de relation pédagogique.

Mais il importe d’être conscient, aujourd’hui, du risque que cette disparition de la relation ne dure au-delà du virus. Il sera difficile, voire impossible, de retrouver une expérience de la relation même quand la menace du virus aura disparu. C’est bien pourquoi on peut se demander, aujourd’hui, si la menace du virus n’est pas agitée pour susciter, en réalité, l’imaginaire de la peur de l’autre, dans une forme d’enfermement de tous dans une forteresse censée nus protéger de l’autre, mais destinée, en réalité, à faire disparaître l’espace de la relation, de la parole, de la rencontre et de l’échange. Finalement, le risque de disparition de l’espace public, c’est le risque de disparition de la relation à l’autre.

La disparition du débat

Mais cette disparition de l’expérience de la rencontre singulière de l’autre personne s’accompagne de la menace d’une disparition de la rencontre politique de l’autre, c’est-à-dire du débat et de la confrontation. C’est, ainsi, la vie politique qui risque de disparaître avec cette disparition de l’agora. Au-delà même de cette disparition de l’expérience du débat et de la confrontation, ne nous faisons pas d’illusions : c’est la culture elle-même qui risque de disparaître, car elle est fondée sur le langage et la représentation de l’identité pour l’autre. C’est bien dans le domaine du débat et de la culture que se situe l’urgence de la menace aujourd’hui de la multiplication des formes de censure et de la menace d’une nouvelle forme de totalitarisme.

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