L’Union européenne a changé de sens
L’Union européenne naît le 18 avril 1951 : ce jour-là, à Paris, est signé le traité donnant naissance à la Communauté européenne du charbon et de l’acier, première forme de l’Union européenne. Ce traité est signé par six pays : l’Allemagne fédérale, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Au commencement, l’Union est un marché commun de l’énergie – et, d’ailleurs, bien plus tard, quand le traité de Rome donnera naissance à l’Europe économique, en 1957, on parlera du « marché commun ». Cela veut dire que la première signification de l’identité européenne est politique. En effet, elle unit un espace économique qui existait déjà, que l’on appelait, alors, le Benelux (réunissant la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas) et les trois puissances qui avaient été littéralement détruites par leur affrontement au cours de la guerre de 1939-1945 : la France, l’Allemagne et l’Italie. Par l’union européenne, ces puissances voulaient mettre fin à la guerre. Il fallait un geste fort pour marquer la fin d’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire. En imaginant une organisation commune de la métallurgie (acier), de l’énergie (charbon puis, en 1957, avec Euratom, l’énergie nucléaire) et, enfin, de l’économie, les pays européens voulaient donner naissance à un espace économique de nature à succéder à l’espace de la guerre en donnant aux populations européennes l’espace d’un développement économique adapté aux exigences du moment et de nature à en finir avec les guerres en Europe. Mais, peu à peu, au fur et à mesure de sa construction, l’identité européenne a changé de sens en s’élargissant de plus en plus. Elle est devenue une sorte de fantôme, un espace politique sans consistance, sans autre projet que l’extension du domaine du libéralisme, désormais imposé à tous les pays européens. Il est même question que l’Union européenne voisine la Syrie, avec le projet d’adhésion de la Turquie. C’est pourquoi il importe de s’interroger, aujourd’hui, sur le sens de l’Europe – et même de se demander si l’Union européenne a encore un sens.
Un espace qui ne peut être un espace politique
Dans les dimensions qu’elle a atteintes aujourd’hui, l’Europe ne peut pas être un espace politique. D’abord, elle n’a pas de langue : sans doute est-ce la première raison pour laquelle elle ne peut être un espace politique. D’ailleurs, la seule langue qui soit parlée par tous les pays de l’Union européenne et par tous ses habitants est la langue d’un pays étranger à l’Europe, qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne qui l’a quittée ou des Etats-Unis qui, me semble-t-il, bien que je ne sois pas très fort en géographie, se trouvent dans un autre continent. Or il ne peut y avoir de pays sans langue, ce qu’avait bien compris François Ier, en imposant, à Villers-Cotterêts, en 1539, l’usage du français dans tous les actes d’état-civil. Par ailleurs, il y a trop de différences entre les pays qui en font partie pour qu’une véritable identité politique européenne puisse exister. Ils n’ont pas la même culture, ils n’ont pas la même histoire, ce ne sont même pas les mêmes partis qui y font vivre la politique. D’ailleurs, le seul événement européen qui pourrait avoir un caractère politique, l’élection du Parlement européen, est organisé pays par pays, et il n’y a pas un espace politique de débats, de confrontation et même de journaux commun à l’ensemble des pays européens, ce qui serait une manière d’exprimer une identité politique partagée.
Le consentement à la victoire du libéralisme
Voilà ce qu’est devenue l’Europe – à moins, bien sûr, qu’elle ne l’ait toujours été, ce qui expliquerait, dans notre pays, les réticences de de Gaulle et des communistes, aujourd’hui des Insoumis, devant l’importance prise par l’Europe. Et cet objet bizarre – je n’osais pas écrire : ce monstre – qu’est devenue l’Europe n’est finalement là, parmi tant d’autres évolutions et tant d’autres événements, que pour témoigner de la disparition progressive de l’État et de la victoire du libéralisme. Si l’Union européenne a acquis l’importance qu’elle a aujourd’hui – au point que le drapeau européen est accroché, à côté du nôtre dans tous les bâtiments publics, c’est parce que le libéralisme a gagné, et, avec lui, l’affaiblissement du politique, qui ne signifie plus rien. J’ai commencé par évoquer ma date de naissance, je continuerai à parler de ma vie personnelle en remarquant que, quand j’étais lycéen, nous étions tous engagés dans la politique, il y avait un journal des élèves dans mon lycée, et cela nous avait tous amenés à manifester, en 1968, lors d’un certain mois de mai, et j’ai le sentiment qu’aujourd’hui, les jeunes lycéens, les jeunes étudiants, les jeunes travailleurs, ne sont plus engagés – ou, en tout cas, le sont beaucoup moins. Cela veut dire que le libéralisme a gagné : il n’y a plus d’identités que celles des consommateurs, il n’y a plus de pouvoirs que ceux des entreprises, il n’y a plus de discours et d’engagements que ceux des financiers qui disposent des seules autorités encore actives. En laissant s’affaiblir le rôle des états-nations et en les faisant même disparaître derrière cette espèce de fantôme qu’est l’Europe, nous avons consenti à l’hégémonie du libéralisme. Dans notre pays, le dernier événement significatif de cette évolution fut, bien sûr, la réélection à la présidence de la République de Monsieur Emmanuel Macron, un banquier qui n’avait jamais eu aucun mandat politique, qui avait travaillé avec cet autre fantôme politique qui se nomme Monsieur François Hollande, et qui poursuit sans s’interrompre sa tâche méthodique de destruction de la vie politique.
La disparition des identités politiques
C’est ainsi qu’il n’y a plus d’identités politiques : il n’y a plus de gauche ni de droite, il n’y a plus d’engagements, et, bientôt, les députés seront recrutés par des petites annonces. Le triomphe de l’Europe a ce sens : comme ce ne sont plus les acteurs politiques qui ont les pouvoirs, ce sont les fonctionnaires européens qui les ont, et, comme les appartenances nationales et les citoyennetés n’ont plus de sens, les pays européens sont désormais régis par des lois adoptées sans que les citoyens aient la possibilité de donner leur avis. C’est ainsi que, comme ce sont des banquiers comme Monsieur Emmanuel Macron qui nous gouvernent, la politique s’est peu à peu éloignée de nous et on peut craindre qu’elle ne se soit séparée définitivement des citoyens. Ne nous trompons pas : c’était la signification d’un second tour de l’élection présidentielle qui avait vu l’élimination du seul candidat éligible d’une gauche démocratique et qui s’était réduit à un affrontement entre l’identité politique d’un banquier et celle d’une candidate totalitaire. Mais rappelons-nous ce que fut le véritable serment de Strasbourg, celui de 842, que, comme tant d’autres figures de notre histoire, Monsieur Emmanuel Macron a déformé à son seul profit. Après la mort de Charlemagne, ses petits-fils se sont entendus sur de nouvelles frontières et sur de nouveaux états en Europe. Mais l’essentiel est peut-être qu’il s’agit du premier texte en langue romane : en quelque sorte, la langue française est née à Strasbourg. Aujourd’hui, l’Europe n’a même pas été capable d’éviter la guerre en Ukraine, et, quand on voit, dans les journaux, la photo de Monsieur Emmanuel Macron, le sourire satisfait et suffisant, après son « serment de Strasbourg », on se rend compte que le véritable danger est là : dans la disparition du politique et des institutions comme la langue ou les autres institutions politiques, dans la disparition du débat public. Ne nous trompons pas : mes propos ne sont pas des divagations d’intello à lunettes et de prof vieux, donc, comme l’Europe : c’est pour nos enfants qu’il y a urgence, pour qu’ils puissent, comme nous, être des citoyens, avec des devoirs mais aussi avec des droits.