Vouloir en politique
La première question que nous avons à nous poser est celle du vouloir. Qu’est-ce que vouloir ? Vouloir n’est pas la même chose que décider, car décider suppose que nous détenons un pouvoir. Vouloir n’est pas souhaiter, car le souhait manifeste un désir que nous reconnaissons comme irréalisable, une demande au Père Noël. Vouloir est de l’ordre, justement, du vœu. Vouloir manifeste un projet : vouloir, c’est se projeter sur une conception que nous nous faisons du futur. En ce sens, vouloir suppose que nous nous situons hors du temps que nous vivons pour exprimer un monde que nous entendons construire pour un demain possible. Vouloir un monde consiste à exprimer un projet : à se projeter dans un futur partagé et dans un monde que nous ne voulons que si nous sommes en mesure de le dire dans nos paroles et dans les relations qui fondent nos sociétés.
Vouloir société
Faire société, c’est se retrouver dans des temps et dans des lieux communs, dans des mondes sociaux. Mais vouloir un monde, c’est, justement, vouloir de la société, c’est-à-dire donner des formes, des structures, des idées, qui figurent ce monde partagé que nous construisons les uns avec les autres. « Vouloir société », c’est exprimer avec les autres un monde que nous voulons, qui manifeste ces idées de sociétés dans lesquelles nous puissions nous retrouver en y retrouvant l’autre que nous reconnaissons semblable à nous. Ce monde que nous voulons est celui de la pluralité des multiples sociétés que nous voulons. Le monde que nous voulons est un monde d’échanges et de rencontres qui nous permettent de faire société. C’est que le monde que nous voulons est un monde social, un monde politique, un monde de cités qui sont les espaces de nos paroles et de nos rencontres.
L’utopie et le projet
C’est là la différence entre le monde que nous voulons et l’utopie : nous ne pouvons pas vivre dans une utopie. Tandis que l’utopie n’a pas de lieu (ou-topos), c’est le projet qui porte sur un monde en un lieu, en un espace, qui lui donne la possibilité d’être une réalité. Nous ne pouvons pas vivre une utopie, car il faut bien que nous vivions quelque part - dans un lieu, donc. Vouloir n’envisage pas le fantasme de l’espace d’un rêve, celui d'un lendemain qui chante, mais ce que nous voulons est un lendemain que nous allons construire avec les autres, pour construire une société ayant la signification pleinement politique d’un projet. Peut-être est-ce là la différence entre l’utopie et le projet : l’utopie se situe comme un horizon du politique, elle se situe, et elle s’exprime dans le politique et le débat, alors que le projet exprime ce que nous voulons pour la société dans laquelle nous vivons. Tandis que l’utopie exprime le monde que nous voulons dans l’activité de la raison, en cherchant comment le trouver en le faisant peu à peu, le projet donne de la réalité au monde que nous voulons, ainsi réellement construit avec les autres. Nous ne trouvons pas le projet, nous le faisons : il est le fruit de nos combats, de nos débats, de nos échanges avec eux.
L’idéal politique
Sigmund Freud nous a expliqué qu’il existe un idéal du moi et un moi idéal. Tandis que le moi idéal désigne ce que nous estimons devoir faire dans nos pratiques sociales et dans nos relations avec les autres, l’idéal du moi désigne un moi imaginaire vers lequel nous tendons, tout en sachant que, s’il est idéal, nous ne l’atteindrons pas. Il désigne une orientation que nous prenons, mais, dans le même temps, dans certaines cultures, l’idéal du moi est représenté par la figure de la divinité. L’idéal social du moi représente, justement, le monde dans lequel nous souhaitons vivre, la configuration du monde idéal vers lequel tendent nos engagements, nos activités sociales, nos idées politiques. Ce monde idéal, nous ne pouvons que le vouloir, sans pouvoir l’établir dans la réalité du monde dans lequel nous vivons. L’idéal politique désigne l’imaginaire qui donne leur signification à nos engagements et à nos pratiques sociales. Le monde que nous voulons est nécessairement de l’ordre de l’imaginaire, car il est de l’ordre du désir : si nous y vivions, si nous parvenions à lui donner une réalité, nous n’aurions plus à le vouloir.
La découverte d’un nouveau monde
Le monde que nous voulons est un nouveau monde : nous n’avons pas à vouloir le monde dans lequel nous vivons, puisque, justement, nous y vivons. Le monde que nous voulons est un monde différent, un autre monde. Peut-être, finalement, la découverte de l’Amérique, en 1492 (il ne s’agissait pas d’une véritable découverte : d’autres européens l’avait découverte, et C. Colomb savait, sans doute, très bien où il allait) répondait-elle au projet d’un autre monde. Mais nous ne découvrons pas ce monde que nous voulons : nous tentons de le rendre possible, de la découvrir, en le libérant des couvertures qui font obstacle à sa réalisation. Nous ne découvrons pas ce monde que nous voulons, mais nous tentons de le rendre accessible. Le monde que nous voulons est un monde que nous découvrons peu à peu, que nous libérons peu à peu des cachettes et des obstacles qui l’empêchent de se montrer, c’est un monde que nous rendons visible en le faisant naître.
Un monde libre
Le monde que nous voulons est un monde libre, un monde dans lequel nous puissions vivre une véritable liberté, dans lequel nous ne dépendrions de personne, dans lequel les pays et les nations ne dépendraient plus les uns les autres. Un monde libre, c’est un monde dans lequel, précisément, nous puissions pleinement vouloir, dans lequel nos désirs pourraient s’exprimer. Un monde libre, comme celui que nous voulons, est un monde dans lequel les paroles pourraient se dire et s’échanger, dans lequel les discours et les informations auraient des espaces publics pour s’exprimer et dans lequel les autres pourraient les entendre, les lire, les comprendre. Un monde libre comme celui que nous voulons est un monde sans dictateurs, sans hégémonies : un monde dans lequel les pouvoirs soient exercés réellement en notre nom, dans lequel les lois édictent ce que nous voulons, pour qu’il s’agisse réellement d’un monde que nous voulons.
Un monde ou des mondes ?
Un tel monde est-il un monde ou consiste-t-il dans plusieurs mondes ? Peut-être voulons-nous plusieurs mondes plutôt qu’un seul : peut-être voulons-nous un monde fait de plusieurs mondes s’échangeant des idées les uns entre les autres, de plusieurs mondes qui, ensemble, en construiraient un monde commun. Sans doute le monde que nous voulons est-il, avant tout, un monde pluriel, multiple, polyphonique, d’accords et de dissonances, de couleurs variées et de formes diverses : un monde qui parlerait un langage fait de plusieurs langues et de plusieurs voix.
Un monde sans inégalités
C’est la première caractéristique du monde que nous voulons. La croissance des inégalités a atteint un seuil critique, au point qu’elle menace l’existence même du monde dans lequel nous vivons. Les inégalités sont devenues tellement insoutenables que nous ne nous reconnaissons plus les uns les autres dans un espace public de rencontres qui n’existe plus. Nous ne vivons plus dans le même monde tellement les inégalités sont devenues insoutenables - et injustifiables. Les inégalités sont devenues des différences : il s’agit de modes de vie différents, de cultures différentes, d’identités différentes : toutes les inégalités qui divisent notre monde, qui le fragmentent, le morcellent, menacent son existence même, et c’est ce qui les rend insoutenables. Cela explique la violence des discriminations, des racismes, des exclusions. Le monde que nous voulons est un monde dans lequel nous pouvons vivre ensemble, en nous opposant, certes, en exprimant des différences, mais ces oppositions ne menacent pas l’existence des autres. Dans le monde que nous voulons, celles et ceux qui y vivent s’y disent des mots qu’ils peuvent comprendre.
L’écologie politique : une raison du monde
L’écologie politique a choisi : elle s’est rangée du côté des partisans d’un autre monde. Il importe de ne pas réduire l’écologie au retour à la nature et aux petits oiseaux. L’écologie, oiko-logia est, justement, ce qui nous permet de penser l’oikos, l’espace dans lequel nous vivons. Le monde que nous voulons est un monde dans lequel nous pouvons pleinement vivre, en toute sécurité, sans être menacés par le violence des inégalités, par celles de la menace climatique, par les violences des armes et de l’insécurité du chômage et de l’économie. L’écologie pense le monde que nous voulons en le fondant sur la sécurité partagée des espaces communs.
Un monde sans violences
Les violences sont peu à peu devenues un mode majeur des confrontations. Le monde que nous voulons est un monde sans violences, dans lequel nous pouvons rencontrer l’autre sans être inquiets. Un monde sans violences est un monde sans angoisses parce que la parole et la loi fondent les relations avec les autres, qu’il s’agisse des rencontres entre les personnes ou des rencontres entre les pays, entre les institutions, entre les pouvoirs, entre les cultures. Le monde que nous voulons aura retrouvé la civilité, c’est-dire le souci de vivre ensemble dans des cités partagées dont nous sommes les citoyens à l’écoute les uns des autres sans qu’il y ait de risque à rencontrer l’autre, car, si nous ne pouvons pas rencontrer l’autre, nous nous enfermons dans une coquille sans paroles, sans regards, sans écoutes.
Voulons-nous un monde ?
Peut-être est-ce la véritable question. Voulons-nous vraiment un monde ? L’éloignement du monde d’aujourd’hui de celles et de ceux qui y vivent nous incite à nous poser la question. Alors que les médias avaient été imaginés pour permettre la rencontre des peuples et des personnes, ils sont devenus des outils d’enfermement dans les images, dans les sons, dans les fictions. Au lieu de nous permettre de rencontrer, ils nous enferment et peut-être ne voulons plus un monde commun. Il importe donc de nous demander si nous voulons un monde ou si nous préférons faire semblant de vivre dans un monde, dans des histoires et dans des cultures. Vouloir un monde, c’est, avant tout, avoir des mots et des paroles pour le dire. Ainsi, l’urgence est-elle de retrouver les mots que nous avons perdus.
Cet article a été écrit à la suite d’une suggestion de J.-P. Brundu. Qu’il soit remercié de sa lecture attentive, engagée, amicale et active.