L’antisémitisme et le monde méditerranéen
Dans les pays européens, sans doute l’antisémitisme a-t-il toujours existé. À diverses époques de l’Antiquité, l’empire grec d’Alexandre le Grand et l’empire romain faisaient comprendre à l’Europe qu’elle n’était pas seule au monde et que des pays entiers avaient été conquis par Athènes, puis par Rome pour faire partie de leurs empires. Le monde méditerranéen se mettait à constituer une identité géopolitique. Mais, ainsi, la mer ne servait pas seulement à unir et à échanger, mais aussi à se battre, à discriminer. La Méditerranée n’était plus seulement un espace de navigation et de rencontres, mais elle devenait un espace d’empires, de pouvoirs et de guerres. C’est dans ce cadre et dans les logiques de cet espace qu’il faut comprendre la naissance d’une discrimination particulièrement violente. Les empires nés en Europe se rendaient compte qu’il existait, en Palestine, d’autres cultures que les leurs. L’antisémitisme est né de cette rencontre et d’une sorte de résistance mise en œuvre par les pays européens qui ne voulaient pas de cette culture propre, différente de celles qu’ils connaissaient. Issues de l’empire romain, la religion et la culture chrétiennes sont nées d’une confrontation entre le monde juif et le projet du monde chrétien qui consistait à sortir de ce monde pour en instituer un autre, nouveau. Si l’on se situe dans le « temps long », l’antisémitisme est issu, en Europe, de cette confrontation. Mais, il faut aller plus loin : comme toutes les discriminations, l’antisémitisme est l’expression d’une peur, c’est-à-dire d’une phobie - en l’occurrence d’une forme politique de phobie. Les chrétiens avaient peur des juifs car ils venaient les uns et les autres du même monde et ils avaient cherché à instaurer deux lois et deux religions distinctes. Pendant des siècles, l’hostilité à cette identité dont était pourtant issue une partie de la culture européenne s’est manifestée sous la forme de l’antisémitisme, expression d’une nouvelle division du monde méditerranéen - qui, dans son histoire, en avait connu, et en connaîtra, bien d’autres.
L’antisémitisme et le nazisme
Mais, avec le nazisme apparu en Allemagne dans les années trente, l’antisémitisme a connu une nouvelle aggravation. Rappelons-nous un peu l’histoire : l’empire d’Allemagne et l’empire d’Autriche-Hongrie perdent la guerre de 1914-1919. N’oublions tout de même pas, car ce sera important pour la suite de l’histoire, que l’empire turc s’était allié à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, se reconnaissant dans leurs pouvoirs et dans leur absolutisme fondé sur les discriminations. À la suite de la défaite, l’empire turc sera dissous, morcelé en états plus petits, et ce morcellement est à l’origine des états formant le monde contemporain du Proche-Orient, puis, après « la guerre d’après », de la naissance de l’état d’Israël. A. Hitler fait partie des allemands qui n’ont jamais accepté cette défaite, mais il n’est pas seul dans son pays. Ce refus de reconnaître la défaite de 1918 fait partie des origines du parti « nazi » (« national-socialiste »). Ce mouvement va inscrire l’antisémitisme dans ses références fondatrices, faisant, en quelque sorte, des juifs les responsables de la défaite de l’Allemagne et de la disparition de l’empire allemand, remplacé par une république. L’antisémitisme fera partie, avec d’autres, des discriminations violentes et même mortelles qui constituent l’identité du parti nazi, puis du pouvoir hitlérien. Cependant, il est important de ne pas s’en tenir là, car, enfin, si l’antisémitisme a pu, ainsi, prospérer en Allemagne et dans les pays occupés par le régime hitlérien, c’est tout de même qu’il s’y trouvait un terreau propre à les accueillir et à les faire prospérer.
L’impensable
Et c’est cette histoire qui, en se déroulant dans le temps, va mener à l’impensable. Rappelons aussi, parmi les souvenirs et les références qui permettent de tenter de comprendre ce qui s’est passé (pleinement le comprendre, je pense qu’on ne le peut pas), qu’en 1917, la Russie a connu une révolution qui a conduit à l’institution d’un régime socialiste dans ce pays. Les pays capitalistes, c’est-à-dire l’ensemble des pays européens et les États-Unis, sont saisis d’une sorte de terreur. Et si …? L’idée même de l’instauration de régimes socialistes dans d’autres pays européens va, en partie, conduire à un changement de direction de la guerre. Des contradictions et des conflits vont ainsi être suscités en Europe et en Amérique sur la politique à mener face au régime hitlérien qui a déclenché cette guerre appelée à devenir la « deuxième guerre mondiale ». Mais la guerre a lieu, le monde capitaliste et le monde socialiste vont s’unir contre le nazisme et ils vont remporter la victoire contre Hitler. Cependant, on ne sait encore pas tout. C’est au sortir de la guerre, en découvrant les vestiges du nazisme dans les camps, que nos pays vont se heurter à la découverte de l’impensable. Il ne s’agissait plus de discriminations et d’antisémitisme, il ne s’agissait même plus seulement de la destruction et de la mort, mais il n’y a pas de mot pour dire l’indicible. Nos pays vont découvrir ce qui est en-deçà de l’humain, ils vont voir que des hommes ont pu se livrer à la violence indescriptible de l’extermination d’un peuple. Il ne s’agit plus d’une simple guerre, mais de la folie de dirigeants d’un peuple hors de toute limite, ne connaissant aucune loi, ne connaissant même pas cette loi à l’origine de toutes les autres : celle du miroir qui fonde notre identité sur la reconnaissance de celle de l’autre.
L’impensable est-il de retour ?
Si je rappelle cette histoire, à l’issue d’une série de chroniques sur l’extrême droite, c’est que nous sommes peut-être obligés de nous poser la question. Si les pays du monde ont pu être dans le déni, ils ne peuvent plus l’être après les expériences qu’ils ont connues à l’occasion des guerres qui ont ravagé le monde - celle de 1939-1945, mais aussi celles qui ont suivi. On peut - et donc on doit - se poser la question devant la montée des extrémismes radicaux de droite dans plusieurs pays, à commencer, justement, par l’Allemagne où certains partis se réclament ouvertement de l’héritage hitlérien. Pendant longtemps, les crimes du nazisme ont pu constituer pour nous une sorte de paravent car nous affirmions l’illégitimité du régime hitlérien et de ceux qui le reconnaissent dans leur patrimoine politique. Mais, avec le temps et, notamment, avec la disparition des générations ayant connu la guerre, cette sorte d’interdit semble finir par céder. C’est ainsi que des partis d’extrême droite fondés sur la légitimation des discriminations commencent à retrouver de la force et à se faire reconnaître une place dans l’espace politique. Même s’il change son nom, le Rassemblement national continue en France le travail politique du Front National. Des partis radicaux de droite totalitaire et antisémite naissent et se développent dans tous les pays. Nous devons nous poser de nouveau la question de l’impensable, pour ne pas être dans le même déni que ne l’étaient les pays du monde au moment de la naissance du nazisme. De nouvelles sortes d’impensable sont de retour. Ainsi, la politique d’Israël, qui avait, justement, été fondé en 1949 pour en finir avec la violence des exterminations voulues par le nazisme, est aujourd’hui conçue par le premier ministre Netanyahou, dans le but de faire disparaître les arabes de Palestine, et est à l’origine des milliers de morts de Gaza. Ce pays profite, en quelque sorte, de la mauvaise conscience du monde face aux horreurs du nazisme pour mener la politique qu’il veut en Palestine. Les radicaux musulmans avaient eux-mêmes entrepris de tuer des israéliens à Gaza. D’autres pays dans le monde mènent des politiques d’extermination, tandis que la Russie entreprend peut-être, avec la complicité de Donald Trump, de faire disparaître l’Ukraine. Quant aux États-Unis eux-mêmes, dans ce monde face à l’impensable, nous ne savons pas encore tout des projets de ce fou d’extrême droite qui vient d'y prendre le pouvoir. Il importe que le monde se ressaisisse, et se décide, enfin, à mener des politiques empêchant le retour de l’impensable. C’est de notre responsabilité qu’il s’agit. Et elle est immense.
Je remercie mon ami Gérard Perrier (« Réinventons la gauche », Marseille) d’avoir contribué à ce texte