La question kurde et la question palestinienne aujourd’hui
La question palestinienne et la question kurde se posent aujourd’hui avec une véritable urgence, car elles résultent d’une absence de règlement d’un problème soulevé, pour l’une comme pour l’autre, à l’issue de la première guerre mondiale. Faute d’une résolution et en raison d’une méconnaissance, voire d’un déni, de la part des grandes puissances, les Kurdes et les Palestiniens en ont été réduits, pendant des années, pour faire entendre leurs revendications de reconnaissance, à des manifestations de violence politique. Tandis que la question palestinienne semblait en voie de résolution après de multiples guerres engageant des pays du monde entier, le processus de reconnaissance et d’institution d’un état palestinien a connu un arrêt brutal, en raison de l’accession au pouvoir, en Israël, d’un gouvernement d’extrême droite, inspiré par des idéaux sionistes d’hégémonie sur l’ensemble de la région. Quant à la question kurde, les partis au pouvoir en Turquie et en Syrie sont, eux aussi, des partis impérialistes de droite, ce qui a, de la même manière, bloqué encore un peu plus le processus d’institution d’un état indépendant. Tandis que la question palestinienne se caractérise par une difficulté liée à la situation de colonisation que connaissent les Palestiniens, la question kurde se pose d’une façon d’autant plus aiguë que les Kurdes se situent dans plusieurs pays.
Des questions d’identité nationale
Les négociateurs des traités qui ont organisé la fin de l’empire turc ont consacré la naissance d’un certain nombre d’états qui vivent encore aujourd’hui. C’est ainsi que des pays comme la Syrie ou le Liban ont été institus par les traités de 1919-1920. La Palestine sera placée sous mandat britannique, et, à la fin de la deuxième guerre mondiale, comme pour tenter de racheter les crimes antisémites de l’Allemagne nazie, l’état d’Israël sera reconnu en 1949, après une première guerre de Palestine. La Palestine ne se verra toujours pas reconnaître comme un état indépendant et souverain. Quant au Kurdistan, il sera divisé et placé sous la souveraineté de trois états, l’Irak, la Syrie et la Turquie, tandis que des Kurdes vivent en Iran. Les Kurdes et les Palestiniens n’ont toujours pas été reconnus comme des états souverains. La revendication de reconnaissance est donc liée, pour ces deux peuples, à la fois à une question d’identité, à une question de développement économique et à une question sociale : en effet, les Palestiniens et les Kurdes sont mal reconnus dans les pays dans lesquels ils vivent et y disposent d’un statut social et culturel inférieur à celui des citoyens de ces pays. La question de l’identité nationale est, ainsi, liée à une question de statut.
Des questions de souveraineté
C’est toute la question de la souveraineté des états qui est posée par ces deux pays. En effet, il s’agit à la fois de la question fondatrice des états, de ce qui permet à un peuple de se faire reconnaître la souveraineté d’un état par les autres états du monde, et de la question des limites du pouvoir des états et de la colonisation. On pourrait dire que la revendication de l’indépendance et de l’identité pose le problème de la souveraineté des états. Pour les Kurdes comme pour les Palestiniens, le problème est depuis longtemps, presque, pourrait-on dire, depuis toujours, le problème de la souveraineté. On constate qu’il existe, en quelque sorte, deux degrés de souveraineté : certains pays se voient reconnaître une souveraineté totale qui leur permet de faire partie de l’espace public des nations tandis que d’autres ne disposent que d’une souveraineté limitée : c’est le cas des Kurdes et des Palestiniens, dont la souveraineté est culturelle, sans être politique. S’il existe une souveraineté culturelle, c’est que ces deux peuples ont une mémoire, un langage, une esthétique, qui leur sont propres, et qui se distinguent de la question de la souveraineté.
Le « stade du miroir » des peuples
Une fois de plus, des concepts issus de la psychanalyse peuvent nous aider à comprendre des questions politiques - en l’occurrence en quoi consiste l’identité nationale. Elle nous permet de mieux comprendre que l’identité d’un pays sous la forme d’un état souverain se fonde sur sa reconnaissance par les autres états de l’espace public du monde. Ce que Lacan appelle le « stade du miroir » est le moment de la vie où l’enfant comprend que l’autre est symboliquement semblable à lui : il comprend qu’en regardant l’autre, il peut se regarder lui-même comme dans un miroir. Si Lacan a élaboré une théorie du miroir à propos du psychisme des personnes, sans doute peut-on envisager une analyse comparable des relations entre les pays. Le stade du miroir des peuples consiste dans la reconnaissance de leurs droits et de leurs statuts par les autres pays de l’espace public mondialisé, comme des leurs. La reconnaissance d’une identité nationale fonde l’existence d’une nation sur sa relation aux autres pays qui instituent cette identité en reconnaissant sa légitimité.
Le « stade du miroir » des Kurdes et des Palestiniens
Si les Kurdes et les Palestiniens en sont toujours à revendiquer, sans y parvenir, la reconnaissance d’un état, c’est qu’ils n’ont toujours pas pu connaître ce « stade du miroir » constitutif de l’identité politique. Ils en sont réduits, à la fois vis-à-vis des puissances dont ils font partie et qui les occupent et vis-à-vis des autres pays de l’espace public mondial, à revendiquer cette identité, et à mettre en scène cette exigence par des actions terroristes comme ce fut le cas pendant des années ou à des relations culturelles avec les autres pays mais elles ne parviennent pas à ce que leur pleinement reconnue une véritable identité. Nous sommes aujourd’hui, à ce sujet, devant une véritable nécessité d’urgence. C’est pourquoi il faut qu’il soit mis fin à la tentation hégémonique des grandes puissances.
Le rêve turc d’une grandeur disparue et le discours colonisateur des Israéliens
Le discours d’Erdogan et des dirigeants de la Turquie contemporaine, de même que celui de Assad et de la Syrie ont une double signification. D’une part, à l’intention des autres nations, il s’agit de manifester une souveraineté sur un peuple qu’ils croient leur appartenir, et, d’autre part, en termes de politique intérieure, il s’agit de manifester l’expression d’une grandeur disparue, de faire croire aux habitants de leur pays qu’ils peuvent retrouver l’empire ottoman d’antan. Le discours politique de l’Israël contemporain vise, lui aussi, à exprimer la fiction d’un peuple juif colonisateur - celui de l’Ancien testament. En mettant en œuvre la colonisation des Palestiniens, Israël entend retrouver, lui aussi, une grandeur mythique perdue. Finalement, la question kurde et la question palestinienne articulent, l’une et l’autre, une dimension réelle, celle de l’exercice d’un pouvoir et d’une colonisation, et une dimension imaginaire, celle de l’utopie d’un peuple souverain aujourd’hui disparu. C’est l’articulation de cette dimension réelle et de cette dimension imaginaire qui rend d’autant plus complexe le débat public, national et international sur la reconnaissance des états revendiquant leur indépendance. En ce sens, la question kurde pour les Syriens et pour les Turcs, et la question palestinienne pour les Israéliens ont la même signification : il s’agit de manifester une identité imaginaire, une forme d’utopie dans des pays en crise. Il devient urgent que la politique en finisse avec l’imaginaire et que les Kurdes et les Palestiniens puissent instituer leur nation en la faisant reconnaître par les autres pays de l’espace international.