Qu’est-ce que le « Front populaire » ?
Nous sommes en 1936. Des élections législatives vont avoir lieu. Mais, dans le pays d’à côté, Hitler a pris le pouvoir, trois ans auparavant. En France, les partis de gauche comprennent qu’il n’est plus temps de tergiverser, de bavarder, de chercher des faux-fuyants de toutes sortes. Les trois partis de la gauche d’alors, le parti radical, la S.F.I.O. (Section française de l’Internationale ouvrière), nom d’alors du parti des socialistes, et le parti communiste, né en 1920 d’une scission de la S.F.I.O. à son congrès de Tours, sont convenus de présenter des candidats communs aux élections et, après leur succès, ils forment le gouvernement de gauche dirigé par Léon Blum. Peut-être, en réalité, la gauche de la Troisième République n’était-elle pas réellement prête à gouverner, peut-être le monde était-il trop tendu, pour toutes sortes de raisons, le Front populaire finira par échouer. Le gouvernement de L. Blum n’a pas été assez puissant pour résister aux pouvoirs du temps, en particulier, il échouera face au « mur des banques ». Sans doute aussi la scission de la S.F.I.O. était-elle trop proche et le Parti communiste trop jeune, et, surtout, la droite orchestrera dans les médias qu’elle possédait la dénonciation du régime qui venait de naître en Union soviétique, seulement vingt ans auparavant. Pour toutes ces raisons, l’expérience du Front populaire ne durera pas et le pays se laissera entraîner sur le chemin de la capitulation face à l’Allemagne. On connaît la suite. Mais ce qui demeure, c’est une sorte de mythe. Le Front populaire restera la première expérience française d’un gouvernement d’union socialiste et communiste du vingtième siècle et il continue à être la référence des politiques de gauche. C’est le retour d’un Front populaire que revendiquent les manifestants d’aujourd’hui, pour exiger que les partis de gauche mettent fin à leurs petites querelles et fassent effectivement échec au projet du R.N. Seul un Front populaire authentique peut permettre à la gauche d’empêcher le R.N. d’accéder au pouvoir avec le soutien plus ou moins clair, plus ou moins caché, du président en exercice.
L’importance du Front populaire
En ce sens, il faut comprendre ce rappel comme l’exigence d’un retour au mythe fondateur de la gauche unie. L’importance du Front populaire, dans notre histoire, mais aussi de nos jours, va bien au-delà des quelques années qu’aura duré son expérience du pouvoir. Pour commencer, il s’agit aussi, d’abord, d’une importance symbolique. Le Front populaire demeure à la fois un nom et une référence - ce qui est bien la définition d’un mythe. Entendons-nous bien : quand je parle de mythe, ici, je ne parle pas d’un récit impossible ou d’un imaginaire politique vague et illusoire, mais je parle bien d’un récit fondateur. Sans mythes, la politique se réduit à une technocratie : ce sont les mythes qui lui donnent les représentations dont elle se soutient et dont elle tire sa puissance. C’est par les mythes qu’elle parvient à susciter l’union des peuples et la réunion des alliés dans une identité politique partagée. C’est bien pourquoi l’importance du Front populaire est assez forte pour que la gauche unie contre Macron retrouve sa force 90 ans après. Au-delà de l’histoire qu’il nous raconte, le Front populaire demeure ce qui peut fonder une union de la gauche de résistance au pouvoir macronien et de contestation des choix du libéralisme. L’importance du Front populaire dont nous retrouvons les mots aujourd’hui est celle d’une union qui, au-delà des partis, retrouve une identité en la fondant sur des projets autour desquels un peuple se retrouve.
Le Front populaire : un élargissement du débat politique
Une caractéristique essentielle du Front populaire de 1936, que l’on peut retrouver aujourd’hui, dans l’union des gauches pour les élections législatives, est son ouverture à la « société civile ». Pour la première fois, sans doute, en 1936, le Front populaire a réuni tous les acteurs de la vie politique, les partis, les syndicats, les associations qui jouaient, enfin, un véritable rôle dans la société. Le fait social majeur des congés payés et de la limitation de la durée hebdomadaire du travail contribue de façon décisive à la naissance d’un très important mouvement de vie associative et de culture populaire. On retrouve de nos jours cette ouverture qui change le sens du débat politique. Il ne s’agit plus d’une activité limitée à des acteurs d’une gauche de gouvernement, mais le politique s’ouvre aux syndicats, aux étudiants, aux lycéens. La voix des jeunes se fait entendre dans les manifestations et les discours politiques contemporains. Tout se passe, finalement, comme si le succès du R.N. aux élections européennes avait constitué un réveil de tous les acteurs de la vie politique au-delà des partis. La référence au Front populaire prend ainsi toute sa signification, dans cette exigence de ne plus réserver le politique à des partis et à des acteurs de pouvoir. Il s’agit d’une véritable remise en cause, d’une véritable critique, des logiques de pouvoir et des logiques d’appareil, en même temps que d’une dénonciation du R.N. Ce réveil de la société civile s’oppose à la fois au R.N. et à la conception technocratique d’une politique comme celle d’E. Macron.
Un acte de naissance de la gauche unie
Le Front populaire est un acte de naissance de la gauche contemporaine, qui a besoin, autant qu’à toutes les époques de son existence, d’être unie pour fonder les choix politiques de notre pays sur ses projets et sur les lois qu’elle peut imposer. Par le Front populaire, la gauche aura compris l’importance d’une économie politique libre qui ne soit pas soumise aux conceptions du libéralisme et du capitalisme et qui soit en mesure d’organiser la politique du pays. Surtout, le Front populaire aura permis de comprendre que la gauche peut exercer le pouvoir, ce que beaucoup, à droite, lui contestent encore. Dans son opposition résolue à la politique menée par E. Macron, la gauche unie peut proposer le projet d’une alternance véritable. Si le Front populaire est une sorte d’acte de naissance de la gauche unie, c’est qu’il est l’expérience sur laquelle peut se fonder la gauche pour revendiquer le pouvoir de gouverner la France dans un projet de solidarité et de libération des contraintes imposées par les pouvoirs des acteurs qui dirigent aussi l’économie de la plupart des pays - quitte à les mener à la folie de la ruine comme Milei en Argentine. Le Front populaire est un acte de naissance de la gauche unie parce qu’il peut faire comprendre aux dirigeants des partis de gauche que cela ne sert à rien de se chamailler pour des nombres de sièges. Pour cette raison-là, la victoire - toute relative au demeurant - du R.N. aux élections européennes aura ceci de salutaire qu’elle peut amener les partis de gauche à comprendre que l’union est la seule issue permettant au pays de se libérer de l’emprise du libéralisme et de choisir lui-même son destin au lieu de laisser les dirigeants de l’Union européenne le décider à sa place. Le Front populaire est un acte de naissance de la gauche unie parce qu’il permet au peuple de se retrouver dans un mythe fondateur partagé et de l’imposer aux dirigeants des partis en les poussant à une union qu’ils finissent par décider.
Pour un Front populaire fort et sûr
Encore faut-il que le Front populaire en train de naître en France soit assez fort et sûr pour gagner et pour se maintenir. Il ne faut pas gagner pour trois ans. Rappelons-nous que le premier Front populaire n’aura eu le pouvoir que pendant deux ans et que, quant à elle, l’expérience de mai 1981 n’aura réellement duré que jusqu’en 1983, L. Fabius y mettant fin par la politique de la soi-disant « rigueur ». Pour que le Front populaire dont nous entendons les premiers mots puisse mettre en œuvre une politique réellement démocratique et pleinement populaire, il faut qu’il prenne les premières décisions, à présent, en choisissant des candidats pleinement en mesure de le représenter au moment des élections et de réellement donner naissance à une Assemblée nationale populaire de gauche, et, plus tard, en élaborant un projet sur lequel les partis se retrouvent, et, plus encore, le peuple français. Cela, c’est une autre affaire, bien plus difficile, surtout compte tenu de la pression exercée dans l’espace public par les médias des groupes comme celui de Vincent Bollloré. Ne nous trompons pas : les élections législatives qui auront lieu le 30 juin et le 7 juillet engageront deux confrontations. La première est entre la majorité sortante et E. Macron et la gauche : c’est une confrontation classique entre la gauche et la droite, entre une politique libérale et une politique écologiste et solidaire. Mais une autre confrontation se jouera : entre la gauche et le R.N., c’est-à-dire entre une politique de liberté et une politique totalitaire de ségrégation. C’est dans ces deux confrontations que l’on peut comprendre l’importance d’une politique de Front populaire. Il ne s’agit pas seulement d’un choix de gouvernement, mais il s’agit d’un choix de société. Il ne s’agit pas seulement d’élections législatives de renouvellement d’une Assemblée dissoute par un coup de force antidémocratique, mais il s’agit de réinventer, pour notre pays, la politique d’une véritable démocratie et d’un pays d’égalité, de liberté et de solidarité. On le voit : l’enjeu de ces élections n’est pas mince.
Je travaillais déjà à cette chronique quand F. Escalona a publié son article. À « Mediapart », on se retrouve toujours…