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Billet de blog 13 octobre 2022

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LE RETOUR DU REFOULÉ

Une marche aura lieu dimanche « contre la vie chère et l’inaction climatique ». Ce projet semble susciter des réactions diverses à gauche, faisant apparaître des divisions qui remontent à un passé qui va au-delà de la situation d’aujourd’hui

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La marche : 1789 et 2022

Les événements ne prennent pleinement leur signification qu’en se situant les uns par rapport aux autres. C’est ainsi qu’en la comparant aux femmes voulant, en 1789, ramener « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », J.-L. Mélenchon a donné une signification politique plus claire à la marche qu’il propose ce 16 octobre. Ces deux « marches » sont des manifestations contre l’inflation qui se manifestent jusque dans le prix du pain, et, en même temps, elles nous rappellent que le prix du pain n’est pas un problème pour tout le monde. Ce que Marx appelle la « lutte des classes » n’est pas autre chose que l’expression d’une lutte constante contre les inégalités économiques et sociales dans un monde qui, aujourd’hui comme en 1789, est fondé sur les inégalités et sur leur persistance. Sans doute même faut-il, pour bien le comprendre, ne pas s’arrêter à 1789, mais remonter bien plus avant dans l’histoire – au temps des révoltes des esclaves dans l’Antiquité par exemple. Aujourd’hui, le projet de la marche vient nous dire que les inégalités ont atteint un degré qui les rend insoutenables, la marche vient manifester le fait que l’inflation n’est pas un concept économique, mais qu’on ne peut le comprendre qu’en faisant de l’économie une science politique. Le lien ainsi évoqué entre 1789 et aujourd’hui nous rappelle que l’économie n’a de sens qu’en devenant un discours politique fondant une dimension économique des identités politiques – en l’occurrence exprimant l’aspect économique de la confrontation entre les classes dominantes et les classes sociales dont le réveil vient justement de la conscience de l’aliénation à laquelle tente de les soumettre l’hégémonie des puissants d’aujourd’hui.

Le discours de J.-L. Mélenchon et les réactions dans les partis de gauche

Je n’adhère à aucun parti de gauche. J’avais adhéré au P.C.F. il y a quelques années, parce que j’avais l’intention de manifester mon engagement plus activement que je ne le faisais et parce que je souhaitais adhérer à un parti qui ait une histoire. Mais je n’y suis pas resté. Je me dis, sans doute, que mon engagement est plus clair et plus utile sous la forme que je lui donne en proposant tous les jeudis une chronique dans Mediapart. C’est aussi cela qui me donne une certaine liberté de jugement et d’opinion, en particulier en prenant part au débat suscité par le discours de J.-L. Mélenchon comparant la « marche contre la vie chère et l’inaction climatique » proposée par les Insoumis, à Paris, dimanche avec le mouvement des femmes marchant sur Paris en octobre 1789 pour réclamer une véritable justice sociale. Le P.S. et la C.G.T. ont choisi de ne pas se joindre à la marche. « Il n’y a plus ni roi ni reine », dit le secrétaire national du P.S., Olivier Faure, qui poursuit en écrivant « Notre mobilisation sera non violente et sa force, c’est son message : la justice contre le désordre social ». Dans ce refus du P.S. et de la C.G.T. de rejoindre le projet de marche, on retrouve l’ambiguïté qui a toujours été présente dans la social-démocratie dans tous les pays, cette sorte de déni du fait que la justice sociale ne peut être imposée que par la rupture avec le libéralisme. C’est justement sur ce constat que le congrès de Tours du parti socialiste s’est conclu par la scission avec ce qui allait devenir le parti communiste.

Le retour du refoulé

On a un peu l’impression d’une redite : le rejet du projet de J.-L. Mélenchon par le P.S., c’est, aujourd’hui, la rupture de Tours – à la différence près qu’en 1920 Léon Blum avait bien dit aux militants communistes sur le départ qu’ils reviendraient peut-être dans la vieille maison. Ce que manifeste, aujourd’hui O. Faure et les acteurs de la gauche social-démocrate qui rejettent le projet de marché, c’est le retour de ce refoulé de la gauche, une sorte de peur de ce qui pourrait l’amener à prendre le pouvoir. Ce que la gauche refoule, c’est qu’au fond, elle ne veut pas du pouvoir. Peut-être peut-on ainsi mieux comprendre comment un chef de l’État socialiste, F. Hollande, a pu faire entrer dans son administration et dans son gouvernement celui qui allait devenir l’un des chefs de l’État les plus réactionnaires que notre pays ait connus dans son histoire. Peut-être peut-on ainsi mieux comprendre que, lors de la dernière élection présidentielle, la gauche n’ait pas proposé une candidature unique qui aurait permis la victoire, compte tenu de l’importance du mécontentement qui aurait rendu possible à un candidat de gauche de gagner face au candidat sortant. Le refoulé qui revient aujourd’hui, à l’occasion de la « Marche », c’est que la gauche social-démocrate, en France, ne veut pas du pouvoir, mais c’est aussi qu’au fond, elle n’est pas assez à gauche pour pleinement rejeter la droite et le libéralisme. C’est donc, sans doute, pour cela, qu’elle a préféré la scission de Tours à un engagement clair contre le libéralisme, mais c’est aussi, sans doute, pour cela qu’à quelques intermèdes de quelques années près pendant la IVème République, il ait fallu attendre mai 1981 pour que soit élu un président de gauche – et encore F. Mitterrand était-il vraiment assez de gauche pour rompre avec le libéralisme ?

Que signifie le refoulement de la peur du pouvoir ?

Mais il faut aller plus loin, au-delà du simple constat du refoulement. Que signifie cette peur du pouvoir, cette véritable inhibition de la gauche à l’égard du pouvoir politique qui revient aujourd’hui ? D’abord, l’histoire de France nous rappelle qu’il y a peu de moments, dans notre pays, où la gauche a eu le pouvoir. Sous la Révolution de 1789, puisque nous en parlons, cela a duré quelques années seulement – pendant ce moment que l’on a appelé la Terreur, peut-être, précisément, parce que la gauche avait réussi à susciter dans les classes dominantes une peur égale à celle qu’elle éprouvait elle-même. En 1936, au cours de l’expérience du Front populaire, le gouvernement de gauche n’a pas duré parce qu’il était plombé par l’expérience de l’U.R.S.S. naissante, qui n’était qu’un pays dans lequel le totalitarisme s’était déguisé en communisme. Et puis, en 1981, en 1997, avec l’expérience du gouvernement de L. Jospin, ou en 2012, avec celle de F. Hollande, la gauche a été incapable d’imposer pour longtemps un exécutif porté par un engagement véritablement marqué à gauche. Ensuite, sans doute la gauche française a-t-elle peur du pouvoir, parce que, dans l’imaginaire politique dominant de notre pays, le pouvoir est une figure institutionnelle, mais n’est pas une figure sociale. Dans notre culture politique, avoir le pouvoir ne signifie pas avoir des projets de nature à transformer le pays, ne signifie pas, finalement, régner, mais seulement gouverner dans l’intérêt d’autres acteurs plus puissants, les acteurs financiers ou d’autres nations hégémoniques comme les Etats-Unis ou la Chine, ou encore, en son temps, l’U.R.S.S. Nous ne voulons pas le pouvoir, il nous fait peur, parce qu’il ferait de nous des acteurs puissants, ce que nous ne voulons pas être. Peut-être, ainsi, pouvons-nous comprendre cette peur du pouvoir que la gauche éprouve. Mais alors peut-être cela signifie-t-il tout simplement que nous ne nous engageons à gauche que parce que nous voulons, inconsciemment, manifester notre peur du pouvoir. Cela nous permettrait de comprendre que nous n’ayons pas connu de véritable révolution dans notre pays, à quelques brefs épisodes près : en France, les militants de gauche ou les gens de gauche, ne veulent pas, inconsciemment, du pouvoir. C’est en cela que le discours du P.S. à l’égard de celui de Jean-Luc Mélenchon manifeste un retour du refoulé.

Peut-être faudrait-il se mettre enfin, pour le comprendre, à élaborer des figures issues du savoir de la psychanalyse dans le champ des sciences du politique.

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