Un changement d’époque
Décidons-nous, tout de même, à changer notre regard sur le monde. Nous avions construit un monde sur les figures issues de la deuxième guerre mondiale et sur l’émergence de « blocs » qui avaient ceci d’utile qu’ils étaient simples à comprendre : il y avait le « bloc » de l’Ouest et celui de l’Est. Nous croyions, sans nous rendre compte que c’était une erreur, qu’il s’agissait de l’expression géopolitique de l’opposition entre le libéralisme et le communisme. Nous croyions aussi que la chute du « mur » qui séparait l’Allemagne et Berlin en deux était une frontière idéologique. Mais, en réalité - et nous avons mis du temps à le comprendre - cette confrontation opposait deux parties de l’Europe, celle qui était issue des nations construites après le congrès de Vienne de 1815, et celle qui était issue des différentes formes, successives, de l’empire russe et de ses alliés. Nous avions donc d’abord changé d’époque en acceptant de reconnaître que le monde ne se fondait plus sur l’opposition entre l’Est et l’Ouest, que là n’était plus la question majeure de la géopolitique. Les deux éléments qui fondent la transition vers la géopolitique de notre temps sont l’émergence de l’opposition entre le Nord et le Sud après la décolonisation et la naissance de nouveaux états instituant les pays fondés sur de nouvelles nations et l’émergence de nouvelles figures politiques consistant, d’abord, dans la production et l’usage de l’énergie et de la puissance que donne la maîtrise de ses sources, et, ensuite, dans de nouvelles conceptions de la politique, fondées sur des imaginaires religieux alors qu’elle était fondée jusqu’à nos jours sur des imaginaires nationaux, et dans des rapports de force eux-mêmes fondés sur des références religieuses et sur la dénonciation de la puissance et de l’autorité des états. C’est ce que signifient l’émergence des mouvements islamiques, la puissance nouvelle des références sionistes et, dans d’autres espaces du monde, comme en Afrique ou en Asie, la constitution de nouvelles alliances et de nouvelles institutions. Ce changement d’époque peut, en particulier, se comprendre comme l’échec du monde occidental qui n’a pas su recueillir l’adhésion des nouvelles cultures politiques du monde contemporain.
La transition vers l’irrationalité géopolitique
Sans doute sommes-nous, de nos jours, confrontés à une transition vers une sorte d’irrationalité géopolitique. En effet, le monde que nous connaissons aujourd’hui se caractérise par trois traits majeurs qui rendent, en quelque sorte, caduques les formes grâce auxquelles nous nous croyions en mesure de concevoir le monde politique. La première de ces formes est justement dans ce qui le désigne. Ces mots mêmes, « formes », « concevoir », ont-ils encore du sens ? Ce que nous voyons se transformer sous nos yeux, c’est, d’abord, la relation que nous connaissions entre la réalité du monde et les figures de sa rationalité. En effet, pour une grande part, nous avions construit la rationalité de la géopolitique de notre temps à l’issue de la guerre de 1939-1945. Deux faits ont transformé le monde, qui rendent inopérante cette rationalité. Le premier est la chute du monde communiste. Mais, en réalité, ne nous trompons pas : ce n’est pas le communisme qui a cessé d’être un repère géopolitique, mais ce sont les pays qui s’en réclamaient qui se sont séparés et qui, pour certains, se sont effondrés, en ayant perdu le confortable parapluie russe, la Russie ayant elle-même connu une crise économique dans laquelle elle se trouve encore, même si elle fait semblant d’être encore une grande puissance. L’autre fait qui a transformé le monde est l’émergence de nouvelles nations, en raison de la décolonisation, associée au déplacement des pôles de la géopolitique contemporaine. Le monde est-il encore pensable dans le politique tel que nous le connaissions ? Le monde est devenu imprévisible pour nous. Les alliances, les associations, ce que nous appelions les « blocs » n’ont plus de valeur aujourd’hui. Mais est-ce d’une transition qu’il s’agit, ou s’agit-il, en réalité, d’un retour, voire d’une sorte de régression ?
Les expressions contemporaines de la géopolitique
La géopolitique s’exprime de nos jours dans plusieurs langages. Tandis qu’il s’agissait d’une discipline scientifique associant la géographie et la politique dans l’expression d’une rationalité dans les relations entre les pays, la géopolitique ne se contente plus d’être une discipline scientifique, mais elle devient, peu à peu, un objet politique. Il ne s’agit plus seulement de comprendre et de penser le monde, mais il s’agit d’articuler les idées et les concepts que nous connaissons à des décisions, à des choix, à des relations politiques, qui viennent fonder les expressions des pouvoirs. C’est la géopolitique même que nous devons repenser en ne la fondant plus sur les mêmes éléments que ceux sur lesquels elle avait été fondée jusqu’à nos jours, mais en allant chercher une pluralité de discours et une diversité de rationalités qui oblige à se situer dans plusieurs mondes à la fois. Finalement, ce que représente cette émergence de cette diversité, c’est la fin du monde occidental dont nous avions connu l’hégémonie, et le déplacement des lieux de pouvoir. Au-delà, c’est le déplacement de la raison de la géopolitique auquel nous devons faire face : il ne s’agit plus d’une raison d’états, mais l’articulation que nous avions connue entre états et nations n’est plus pertinente. Nous ne nous situons plus dans une géopolitique d’états, mais dans une géopolitique de nations.
Un droit géopolitique
La géopolitique est un domaine particulier du droit et des lois. Cela demeure en partie, mais d’une autre manière que celle à laquelle nous étions habitués. En effet, dans notre temps, en fondant des normes et des lois reconnues par tous, la géopolitique ordonnait le monde à la façon dont le voulaient les grandes puissances. C’était, par exemple, le sens d’institutions comme l’O.N.U., et, en particulier, de son Conseil de sécurité. Mais le droit géopolitique ne consiste plus dans les mêmes lois ni ne s’exprime dans les voix des mêmes acteurs et des mêmes pouvoirs. D’abord, c’est l’idée même de lois géopolitiques qu’il est peut-être nécessaire de repenser, à commencer par le fait que les lois du monde ne sont plus les mêmes pour tous les pays et pour toutes les identités qui le peuplent. Ce que l’on peut appeler le droit de la géopolitique présente deux caractères majeurs. D’abord, il n’a plus la même permanence que celle à laquelle nous étions habitués : les appartenances politiques et les institutions du monde changent d’un moment à l’autre, comme on peut le comprendre, par exemple, au sujet des alliances nées au cours du conflit palestinien. En effet, pour sauver ce qui peut l’être de « l’ancien monde », des pays qui étaient auparavant opposés à la culture juive se déclarent alliés d’Israël. Par ailleurs, le droit de la géopolitique n’est plus seulement une question d’arbitrage au cours de conflits pour éviter les guerres, mais il devient un ensemble de méthodes permettant aux pays d’évaluer les forces des puissances antagonistes et de choisir leurs propres engagements, non plus selon leurs cultures politiques, mais selon les rapports de force auxquels elles sont soumises. Tandis que les organisations internationales comme l’O.N.U. ou l’O.T.A.N. étaient des puissances d’arbitrage reconnues par tous les pays, trop de peuples, désormais, échappent à leurs arbitrages et ne reconnaissent plus leur autorité pour qu’elles aient désormais la puissance qu’elles avaient et pour qu’elles puissent concevoir et appliquer une nouvelle approche de la géopolitique.