La stupeur
Pourquoi parler de stupeur ?
D’abord, bien sûr, parce que nous voyions se rejouer la scène du 21 avril 2002, qui avait vu Jean-Marie Le Pen arriver en tête et, ainsi, donner accès à un parti d’extrême droite, pour la première fois de l’histoire politique de notre pays, au second tour d’une élection présidentielle. Ensuite, parce que tout le monde avait assisté à la montée de l’audience de J.-L. Mélenchon – tant et si bien qu’il devenait possible à la gauche de remporter l’élection présidentielle face à E. Macron. Mais peut-être l’essentiel de la stupeur n’est-il pas là. Deux choses étonnent au sens propre du mot : ont comme un effet de tonnerre. Le premier est l’abstention, qui se situe à 25 %. Un électeur (ou une électrice) sur quatre s’est tenu à l’écart du scrutin, alors que l’élection présidentielle est peut-être celle qui motive depuis toujours le plus grand nombre d’électrices et d’électeurs, et qu’avec autant de candidats, tout le monde en aurait, sans doute, trouvé un correspondant à son engagement. La politique se joue, ainsi, désormais, en-dehors du peuple – ou le peuple se tient, désormais, loin de la politique. Il importe de s’interroger sur ce que signifie ce fait.
Par ailleurs, la stupeur vient de ce que les candidats parvenant au second tour, les deux candidats entre lesquels va se jouer l’élection le 24 avril, sont, l’un comme l’autre, les porteurs d’une politique d’exclusion : Marine Le Pen et le R.N., c’est l’exclusion de race, Emmanuel Macron et L.R.E.M., c’est l’exclusion de classe. La stupeur consiste dans l’impossibilité de s’exprimer en raison de l’une ou de l’autre de ces censures et de ces exclusions. C’est dire que, dans deux semaines, il ne faudra pas nous rejouer la complainte ou la mélodie du « vote utile ». Si Madame Le Pen, comme le montre toute l’histoire du parti dont elle est issue, fonde son discours sur l’exclusion de race et les discriminations ethniques, Monsieur Macron, comme le montrent tous ses choix et toutes les mesures qu’il a prises tout au long de son premier mandat, fonde sa politique sur l’exclusion sociale et l’exclusion économique. C’est ainsi qu’il ne faut pas se tromper. Alors que le rôle du président de la République est de représenter l’unité de la nation, les deux candidats placés en tête, entre lesquels nous aurons à choisir, engagent, l’un et l’autre, des politiques d’exclusion. En ce sens, c’est l’identité même de notre pays, l’histoire de sa culture et de sa politique, qui se trouvent désormais en danger.
L’échec de la gauche
Ne nous trompons pas. La signification des résultats du premier tour de l’élection présidentielle est, d’abord, un échec de la gauche. Sans même parler, cela a été assez dit et répété, de l’échec final de J.-L. Mélenchon – de peu, il importe de le rappeler, les anciens partis de la gauche, le P.C.F. et le P.S., sont l’un à un peu plus de 2 % et l’autre à un peu moins. On peut voir à cet échec deux premières significations. La première, c’est que la gauche classique ne sait plus parler aux classes populaires. Alors que toute l’histoire de ces partis est celle d’une proximité avec les classes sociales défavorisées qu’ils entendaient représenter et défendre, à qui ils estimaient donner une identité politique susceptible de les faire reconnaître dans l’espace public aux côtés des syndicats, l’élection de dimanche nous montre que ce conte de fées d’origine est désormais terminé. Les classes populaires se sont peu à peu tournées vers le Rassemblement national, pour un certain nombre de celles et de ceux qui en font partie, mais, surtout, les partis de la gauche ne se sont pas rendus compte que l’une des incidences majeures de la mondialisation était que les classes laborieuses n’étaient plus dans notre pays. Le plus grand échec de la gauche, celui qu’elle a commencé à payer en 2002 et qu’elle a continué à payer dimanche, est peut-être de n’avoir pas su retenir en France les espaces de travail et de n’avoir pas été capable d’empêcher leur départ vers des pays où l’exploitation des salariés est pire – et accroît davantage les bénéfices des entreprises.
Mais l’échec de la gauche est aussi ailleurs : il est de n’avoir pas su changer son discours et ses projets pour qu’ils répondent mieux aux impératifs et aux cultures politiques de notre temps. À cet égard, ce n’est pas un hasard si c’est tout de même J.-L. Mélenchon qui arrive à donner à la gauche un résultat honorable. En effet, les Insoumis ont commencé à mettre en œuvre cette coupure épistémologique, pour parler comme le fait Althusser à propos de Marx, qui aurait permis à la gauche de retrouver une voix de notre temps : ouvrir son discours aux enjeux contemporains de la société comme l’exploitation des travailleurs du Sud du monde par les capitaux du Nord, penser l’écologie politique comme une dimension essentielle du projet de la gauche, repenser les formes et les pratiques de l’esthétique, de la culture et des pratiques culturelles.
L’échec de la droite
Après l’article que j’ai publié la semaine dernière, peut-être me dira-t-on que ce ne sont pas mes affaires. Mais tout de même. C’est intéressant de mieux comprendre comment la droite se retrouve désormais contrainte de se transformer sans l’avoir souhaité et, même, sans l’avoir prévu. La droite classique, celle qui, lors de cette élection, était représentée en particulier par V. Pécresse, n’a pas plus que la gauche changé son discours, désormais inadapté aux questions des sociétés contemporaines. Pour dire les choses vite, la droite n’était pas assez à droite. Sur le plan des politiques économiques, la droite française s’est trouvée exclue pour ne s’être pas assez adaptée aux exigences et aux logiques du libéralisme contemporain. Ella reste attachée au rôle de l’État comme régulateur et comme initiateur de politiques publiques. Si E. Macron a gagné, c’est que, pour lui, l’État ne sert à rien – sauf, peut-être, grâce à la fiscalité qui frappe les petites gens, à compléter les profits des entreprises en leur apportant des subsides supplémentaires, et que c’est aux acteurs du marché qu’il convient de laisser tout le pouvoir sur la vie économique. Sur le plan des politiques de justice et de sécurité, la droite a poussé le discours répressif assez loin, comme on peut le voir dans les politiques de sécurité du ministre de l’Intérieur et dans les politiques de mise en cause des magistrats mises en œuvre par le garde des Sceaux, mais cela a été rendu possible parce que la droite macroniste a, en quelque sorte, pillé le discours de la droite classique pour se l’approprier et le reprendre à son compte. L’échec de la droite, celle de V. Pécresse, est, finalement, de n’avoir pas su plus que la gauche changer son discours pour le faire correspondre mieux aux exigences du libéralisme et de la mondialisation. La droite française reste empreinte des politiques menées par l’État dans notre histoire : qu’il s’agisse du temps de Sully, de celui de Colbert ou de ceux des Napoléon (I et III), la droite a toujours adhéré aux logiques de contrôle et de régulation de l’économie menées par l’État. C’est E. Macron qui a fait disparaître le discours économique de la droite et c’est M. Le Pen et G. Darmanin qui ont radicalisé le discours de la droite donnant à la police et à la justice un pouvoir presque entièrement fondé sur le contrôle et la répression.
Ces deux échecs, celui de la gauche et celui de la droite, peuvent permettre de comprendre la tentation hégémonique d’E. Macron (Cf. E. Salvi dans Mediapart du 11 avril) et la substitution de la confrontation de la droite à l’extrême droite à la confrontation de la gauche à la droite. Nous poursuivrons la semaine prochaine – à la veille du second tour – ces réflexions sur le devenir des politiques de notre pays et sur celui des partis de l’espace politique.