La piraterie : échapper aux lois et aux normes du commerce maritime
Cela a toujours le but de la piraterie : échapper aux lois du commerce. En un sens, peut-être pourrions-nous considérer la piraterie « classique » comme l’ancêtre du libéralisme contemporain. Les pirates ont, en quelque sorte, tenté de vider la mer des règlements et des lois qui font d’elle un espace social, un espace politique, comme tous les espaces dans lesquels nous vivons. Mais, dans le même temps, il y a, toujours, quelque part, une figure comme celle de Robin des bois. C’est pourquoi nous avons toujours eu une sorte d’attirance pour la figure des pirates, manière comme une autre d’exprimer notre critique des lois dans lesquelles nous vivons. Nous avons une relation ambiguë avec la figure de l’insécurité. Si, d’une part, nous cherchons à vivre dans la sécurité et si nous nous défions de la rigidité, du carcan moral et politique de la sécurité, ce sont toujours les politiques conservatrices voire réactionnaires qui se sont emparées de la figure de la sécurité, et, en ce sens, la piraterie exprime aussi une critique des systèmes économiques et législatifs qui sont les nôtres. C’est pourquoi la figure de la piraterie présente cette ambiguïté.
Le laissez-aller et la complaisance des politiques publiques
La piraterie contemporaine est le signe de la grande faiblesse du libéralisme contemporain, un ensemble de pratiques économiques qui ne sont pas un système économique, qui n’est fait que d’habitudes, d’usages, de pratiques sans norme, de rapports de forces. Mais, pour qu’il puisse se manifester, encore faut-il que les puissances publiques ne jouent pas leur rôle, ou soient incapables de le jouer. C’est la complaisance des politiques publiques et leur faiblesse qui permettent aux pirates d’agir. C’est cela qui permet, d’ailleurs, de comprendre, que nous sommes surtout séduits par des figures lointaines de la piraterie, par des figures éloignées dans le temps et aussi dans l’espace. C’est que le libéralisme nous a appris ce qu’impliquait une trop vive insécurité économique. Le libéralisme est, certes, issu de la figure de la liberté, celle du commerce, de l’économie et de la finance, mais, justement, nous payons cher cette liberté-là, qui n’est pas faite pour les populations, mais qui a été imaginée pour les riches et pour les puissants, afin qu’ils puissent étendre leur pouvoir et leur hégémonie le plus possible. Cela peut expliquer ce laissez-aller des politiques publiques à l’égard des « nouveaux pirates ». Au fond, la piraterie ne fait que pérenniser, en la renforçant, la logique politique du libéralisme auquel sont soumises, aujourd’hui, les politiques publiques pour une grande part d’elles. La complaisance des pouvoirs politiques tant à l’égard des pavillons du même nom qu’à l’égard des pirates économiques d’une manière générale tient à ce qu’ils contribuent à entretenir la force du libéralisme et du capitalisme. L’avantage d’un pavillon de complaisance, c’est qu’il fait échapper le navire qui le porte aux règles du pays dont il est issu. Cela permet de comprendre qu’une fois de plus, le libéralisme n’ait pas de pays et, par conséquent, n’ait pas d’identité. Mais ce que le libéralisme ignore ou feint d’ignorer, c’est que, de cette manière, les navires qui sillonnent les mers de leur pétrole et de leurs conteneurs n’ont pas de pays et ne profitent ainsi à personne. C’est une contradiction de plus qui risque de ruiner le libéralisme.
Menaces contre l’environnement
Les navires de ces pirates eux-mêmes échappent aux normes. Ils menacent l’environnement et les mers dans lesquelles ils naviguent. Nous revoilà confrontés à une logique liée au libéralisme. La préservation de l’environnement coûte trop cher à nos libéraux. C’est pourquoi les navires des nouveaux pirates échappent à toutes les normes environnementales de nos sociétés. Il n’y a qu’à se promener sur le port de Marseille pour se rendre compte du gigantisme des bateaux de tourisme qui sillonnent la Méditerranée. Après les paquebots gigantesques des années cinquante et soixante, détrônés par les transports aériens, ce sont les navires hors normes des activités de tourisme maritime et de transports des porte-conteneurs qui sillonnent les mers en les polluant toujours davantage et en contribuant encore davantage à détruire les activités et les vies naturelles qui chercheraient encore à y croître. Dans la mer, il n’y a désormais de place que pour les activités qui rapportent : les flux financiers ont remplacé les flux maritimes dans les réseaux du transport de la mer. Ces réseaux ne font l’objet d’aucun contrôle environnemental, d’aucune préoccupation écologique : une fois de plus, nous sommes devant ce constat simple selon lequel l’écologie est antinomique avec le libéralisme. L’économie libérale ne sait pas ce que sont les normes de l’écologie, tout simplement parce qu’elle ne sait pas les lire, les comprendre, prendre acte de leur importance. Les nouveaux pirates contribuent à détruire l’environnement en polluant les mers avec toujours davantage de CO2. Après avoir détruit les littoraux par les marées noires provoquées par les accidents de pétroliers, le libéralisme détruit l’environnement maritime et le climat par ces pirates contemporains. Le combat est encore plus radical qu’entre les acteurs du libéralisme et ceux de l’écologie politique : par les pollutions atmosphériques et les marées noires, les pirates de notre temps scient la branche sur laquelle ils se croient assis, ils détruisent le monde maritime qu’ils se figurent dominer. Leur hégémonie est celle dont ils vont disposer sur un monde qui sera vide.
Une nouvelle impasse du libéralisme contemporain
Ces pirates d’aujourd’hui constituent une impasse de plus du libéralisme qui les a enfantés. Les nouveaux pirates ont été créés par le marché : ce sont les routes du marché qui ont emprisonné les mers dans les carcans de leurs réseaux dans lesquels ils forcent les navires à user les routes qui leur sont imposées. D’abord, dans cet échec du libéralisme, nous nous trouvons, une fois de plus, devant l’inégalité entre le Nord et le Sud de la Terre. Les mers ont été colonisées par les pays du Nord comme l’ont été les pays du Sud. La colonisation a changé de forme : il ne s’agit plus, pour les pays du Nord, de dominer des pays en se les appropriant, mais il s’agit d’exercer sur la mer leur emprise et leur hégémonie. Cette forme de domination est une impasse, car, en rendant toujours plus vives les inégalités entre les pays du Nord et ceux du Sud, le libéralisme empêche ces derniers de prendre leur part du développement de l’économie du monde. Si elle a été créée par le marché la piraterie contemporaine est en train de le détruire en le rendant incapable d’assurer son propre développement. Mais, par ailleurs, si le libéralisme s’en prend toujours davantage à l’environnement en ignorant l’écologie politique, il menace le monde de se détruire en commençant par les mers. La mer n’est plus un espace de sécurité, mais elle devient un espace d’insécurité même sur le plan environnemental. Le capitalisme a tellement accumulé les menaces contre l’environnement qu’il est incapable d’assurer sa propre survie dans le monde dans lequel il nous fait vivre. C’est bien pourquoi la mer devient elle-même une impasse, un espace dans lequel il est impossible de circuler. En dépeuplant les mers de leur population animale et végétale, le libéralisme a cru les dominer, alors qu’il les détruit. C’est pourquoi la mer demeure un espace qui résiste au monde de la société. Comme depuis toujours, celles et ceux qui veulent conquérir les mers finissent par s’y noyer, comme le font les nouveaux pirates de la modernité - de la soi-disant modernité qu’ils cherchent à nous imposer. N’oublions tout de même pas que la mer représente le plus grand espace de notre planète. Par conséquent, s’en prendre à elle, c’est s’en prendre à ce qui fait la solidité de l’espace dans lequel nous vivons