Le « meurtre du père »
Analysée par Freud dans le contexte de la « horde », la figure du meurtre du père a été élaborée dans le champ de la psychanalyse pour rendre raison de la naissance symbolique de la « horde », espace social de construction du psychisme, et de son implication en politique dans la relation au nom et dans la relation au chef et au pouvoir. Dans Moïse et le monothéisme, Freud explique que le meurtre du père est un récit que l’on peut comprendre comme un déplacement de la figure du père du monde réel de la société vers le monde imaginaire d’un idéal politique. Pour déplacer Moïse de la réalité vécue de la société vers l’imaginaire d’un idéal politique, les hommes doivent le tuer symboliquement, afin qu’il ne puisse plus, par leur faute, constituer une identité réelle du monde des vivants, mais qu’il soit projeté dans l’imaginaire politique. Il se produit, alors, une double opération : la constitution de la figure de l’idéal politique du père et la naissance de la culpabilité dans le peuple. Finalement, on peut considérer le meurtre du père comme l’événement fondateur de la loi dans le mythe de sa transgression originelle : de cette manière, le peuple se constitue comme nation en se reconnaissant dans la culpabilité imaginaire partagée du meurtre du père. Le meurtre du père est, en quelque sorte, l’évènement par lequel le peuple institue son identité politique.
Le meurtre du père : une figure politique
On peut comprendre, ainsi, que l’élaboration de la figure du meurtre du père dans la champ politique marque la dimension symbolique des acteurs politiques. C’est dans le meurtre du père que se construisent les identités politiques du pouvoir, mais, d’abord, la tragédie du meurtre du père marque à la fois la naissance du peuple et de la nation et l’institution de la Loi dans l’expression d’un interdit qui fonde sa consistance sur la transgression originaire et sur la reconnaissance originaire du père, façon politique de désigner le porteur du pouvoir. Le meurtre du père, au fond, n’est que l’événement par lequel le pouvoir devient, pleinement, le réel du politique. C’est pour cela qu’il est important de comprendre cette figure en l’articulant à la réalité d’événements que nous connaissons dans l’histoire du politique, et, en particulier, dans son histoire contemporaine. On peut lire, ainsi, la rupture entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon. J.-L. Mélenchon est le fondateur de la France Insoumise. C’est pourquoi il joue, dans le champ politique, le rôle d’un père symbolique, comparable à celui du père dans la sphère familiale. F. Ruffin a adhéré très tôt aux Insoumis et il y a occupé une place de dirigeant, très près, finalement, de celle du fondateur du mouvement. C’est pourquoi on peut considérer son opposition à J.-L. Mélenchon comme une confrontation comparable à celle du fils face au père, et sa rupture, exprimée notamment dans son intention de se présenter à la prochaine élection présidentielle, comme une figuration du meurtre du père. D’autres événements et d’autres situations peuvent être rapprochés de ce dernier événement, constituant, ainsi, tous, une catégorie politique de « meurtres du père » : la confrontation électorale de F. Mitterrand et de de Gaulle en 1965, mettant fin, en quelque sorte, aux identités issues de la Libération, la confrontation de F. Mitterrand et de M. Rocard au sein du P.S., sans doute aussi la confrontation entre N. Sarkozy et J. Chirac. Si l’on se rappelle qu’E. Macron a commencé son ascension politique dans l’équipe de F. Hollande, on peut aussi considérer sa candidature de 2017 comme une autre expression de cette figure du meurtre du père.
Le meurtre du père et la violence politique
C’est ainsi que l’on peut comprendre le surgissement des violences politiques. En se fondant sur le déni de l’État et sur le refus de le reconnaître, exprimé par la reconnaissance d’un idéal imaginaire différent, les mouvements terroristes peuvent aussi se comprendre comme des manifestations du meurtre du père originel. La violence politique consiste toujours à mettre fin au règne d’un porteur du pouvoir pour le remplacer par un pouvoir d’une autre nature ou pour rejeter toute expression de pouvoir politique. Le radicalisme islamique n’est pas autre chose que le refus de reconnaître le pouvoir des institutions politiques pour ne reconnaître que le pouvoir imaginaire d’un dieu et d’une religion, de même que le radicalisme sioniste : ne cherchant que l’expansion de l’état d’Israël, les colons contribuent, par leurs violences, à décrédibiliser la figure de la divinité en cherchant à remplacer l’une par l’autre deux expressions de la divinité monothéiste. Dans les pratiques terroristes, le meurtre de la figure du père se manifeste sous la forme du rejet des lois ordinaires de la vie sociale pour qu’elles soient remplacées par des représentations imaginaires de « la Loi », dans son expression religieuse, seule à se voir reconnaître une légitimité par les radicaux. Sans doute peut-on mieux comprendre, en la la mettant en relation avec la figure mythique du meurtre du père la montée des violences et du radicalisme politique à notre époque. On peut alors penser deux expressions différentes du meurtre du père : celle qui consiste dans la violence théocratique de la guerre israélienne de Gaza ou du radicalisme islamique et celle qui consiste dans le remplacement, parfois lui aussi violent, d’un dirigeant de parti par un autre ou dans les scissions entre les partis au nom de la préférence d’un « père politique » à un autre. C’est ce qui a pu se produire en France, en 1920, à l’occasion de son congrès de Tours, lors de la scission du parti socialiste, alors désigné par le sigle S.F.I.O. (section française de l’Internationale ouvrière) et du parti qui devenait le Parti communiste français. Le « changement de père » rompt, ainsi, les identités politiques.
L’élection comme expression du meurtre du père
Mais on peut trouver dans la figure des élections et des compétitions électorales des expressions du meurtre du père, ou de ses tentatives. Quand des élections ont lieu, quel que soit le mandat concerné, il s’agit toujours de mettre fin à un mandat et de remplacer un dirigeant par un autre, qu’il s’agisse d’un maire, d’un député ou d’un président. Les compétitions électorales visent, ainsi, toujours, à tuer un père pour en choisir un autre. C’est pourquoi toutes les élections comportent leur part de violence. On a pu le mesurer récemment lors de l’élection présidentielle des États-Unis. Qu’il s’agisse de la violence du rejet de J. Biden par les démocrates et de son remplacement par K. Harris ou de la violence de la confrontation entre D. Trump et les deux candidats démocrates successifs, l’élection aux États-Unis a été d’une particulière violence cette année, si on la compare aux élections qui l’ont précédée. Mais, si l’on revient au cas de la France, la dernière élection présidentielle a, elle aussi, extrêmement violente. Cette violence s’est exprimée dans les mots et dans les discours de candidature, comme on a pu le voir dans les discours d’E. Macron ou de ceux de ses adversaires, mais il s’est aussi agi d’une violence interne aux partis, comme a pu s’en rendre compte, notamment, dans la contestation de la légitimité de candidatures, comme celle de J.-L. Mélenchon au sein des Insoumis. Si le fait électoral consiste toujours dans une forme de meurtre du père, c’est qu’il s’agit ou de mettre fin au pouvoir exercé par son adversaire, et, ainsi, de ne plus lui être soumis, mais de s’opposer à lui, ou, dans le cas des candidats sortants qui tentent d’obtenir un nouveau mandat, de revendiquer une légitimité particulière en dénonçant l’incapacité des autres à exercer le pouvoir. On peut se rappeler un débat télévisé entre F. Mitterrand et V. Giscard d’Estaing au cours duquel ce dernier voulait manifester une légitimité politique particulière face à son adversaire en lui posant une « colle », une question de savoir technique en matière économique au nom d’un savoir supposé supérieur à celui de l’autre candidat. La confrontation entre F. Ruffin et J.-L. Mélenchon peut, ainsi, se comprendre dans ces deux significations.
De cette manière, on peut mieux se rendre compte que la psychanalyse est bien une science politique, car, comme dans toutes les sciences de la loi, elle permet de mieux comprendre le rapport du sujet singulier à la société collective - la médiation politique. La figure du meurtre du père, au fond, n’est là que pour nous rappeler, toujours, la précarité de tous les mandats politiques et le fait que le pouvoir ne peut pleinement s’exercer que par la reconnaissance de ceux mêmes qui lui sont soumis.