Les circonstances du débat : Mayotte
C’est à Mayotte que le débat sur le droit du sol s’est ouvert, car c’est sur cette île colonisée par la France que des migrants chassés de leur pays venaient trouver un refuge. Située dans l’Océan Indien, cette île attire à la fois parce qu’elle semble un îlot de prospérité dans une partie pauvre du monde et parce qu’île française, elle est un espace de droit. C’est pour ces raisons que Mayotte attire les migrants venant y chercher un apaisement dans la crise économique, sociale, culturelle, mais aussi familiale à laquelle ils sont confrontés. D’abord, donc, il s’agit d’un des restes de la colonisation française qui, pendant des siècles, a fait croire à notre pays qu’il était une grande puissance en faisant payer cette illusion aux peuples qu’il avait ainsi conquis et qu’il dominait. Le piège de la colonisation est en train de se refermer sur la France. En effet, en multipliant les terres françaises dans le monde, nous avons multiplié dans le monde les lieux dont nous devenions responsables : en conquérant ces pays, nous avons acquis des droits, mais nous avons souvent oublié que nous acquérions aussi des devoirs. Le devoir des puissances coloniales est aujourd’hui, dans l’urgence dans laquelle nous nous trouvons, d’aider les peuples à faire face. Les colons français de Mayotte veulent rejeter les réfugiés qui viennent y chercher de la protection et un peu de soulagement, comme ce fut le cas dans les nombreuses colonies de la France dans le monde à d’autres époques, mais ils n’ont tout simplement pas le droit moral de les rejeter, de les abandonner à leur sort en se protégeant derrière un déni ou derrière une illusion de pouvoir. Mayotte met à l’épreuve le caractère démocratique de notre pays.
Les deux droits politiques de l’identité personnelle : le droit du sang et le droit du sol
Notre ministre de l’Intérieur entend chercher à soumettre Mayotte au droit du sang. D’abord, il ne doit pas oublier qu’il faut, pour cela, modifier la Constitution. En effet, celle-ci dispose, dans son préambule, que « la république offre aux territoires d’outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique » et, dans son article 1, que « la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale » et qu’elle « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le droit du sol repose sur l’indistinction d’origine, tandis que le droit du sang distingue les citoyens selon leur sang, c’est-à-dire selon leur naissance. Une identité fondée sur le droit du sang ne considère pas toutes celles et tous ceux qui vivent dans un pays comme porteurs de la même identité, tandis qu’une identité fondée sur le droit du sol repose sur l’espace dans lequel nous vivons. Quand elle est fondée sur le droit du sol, nous pouvons nous faire reconnaître notre identité par le simple fait que nous vivons sur le même sol que les autres. C’est pourquoi le débat sur le droit du sol et le droit du sang en recouvre un autre : le débat sur l’égalité. Le principe juridique du droit du sol est le seul à assurer l’égalité de toutes et de tous devant la loi.
Qu’est-ce que le droit du sol ?
Le droit du sol donne à l’espace dans lequel nous vivons le rôle de fonder notre identité sur notre relation à l’autre. Comme je vis sur le même sol que lui, j’ai les mêmes droits et le même statut que l’autre. Le droit du sol se fonde, ainsi, sur le principe essentiel du miroir. C’est, d’ailleurs, en cela que notre identité psychique et notre identité politique se rejoignent. Ce que l’on appelle le « stade du miroir », après Freud, dans le champ de la psychanalyse, c’est le moment où nous devenons des sujets en nous identifiant symboliquement à l’autre, à celui que nous reconnaissons comme notre reflet dans un miroir et qui, ainsi, nous renvoie une image de nous. Dans le domaine de l’identité politique, nous reconnaissons comme symboliquement et politiquement semblable à nous celui que nous reconnaissons dans le même espace que nous, sur le même sol que nous. C’est ainsi que le droit du sol fonde notre identité sur la reconnaissance de l’autre au lieu de la fonder sur notre hérédité.
Une culture de l’accueil
Au fond, il y a deux sortes de pays : les uns fondent l’identité de leurs habitants sur une fermeture du pays et les autres sur une ouverture, sur une culture de l’accueil. Les pays qui se fondent sur une clôture de l’identité sont ceux qui se ferment à l’accueil de nouvelles habitantes et de nouveaux habitants. Il s’agit de pays dont la citoyenneté et l’identité ne sont reconnues qu’à celles et à ceux qui y sont nés ou dont la famille y est née. Le droit du « sang » désigne ces pays à l’identité en quelque sorte génétiquement transmise. La culture de l’accueil, elle, désigne une culture des pays d’ouverture : il s’agit d’une culture fondée sur la reconnaissance d’une place à l’autre, à l’étranger, qui cesse d’être étranger dès lors qu’il est reconnu comme un des leurs par celles et ceux qui habitent ce qui devient son nouveau pays. C’est la culture de l’accueil qui a toujours été celle de la France, et tous les projets de fondation de l’identité sur le droit du sang et l’abandon du droit du sol sont destinés à enfermer notre pays dans la culture du rejet de l’autre - si tant est, même, qu’il s’agisse d’une culture, car une culture, au contraire, n’existe pleinement que dans l’ouverture à l’échange et à l’altérité.
Le droit du sol et la relation à l’autre : une vieille histoire de la France
Le débat entre l’ouverture et la fermetures entre le droit du sol et le droit du sang est une vieille histoire française. En réalité, la France s’est toujours fondée sur la logique de l’accueil. On fait remonter le droit du sol en France à un édit royal de 1315. Un autre document que je voudrais citer est plus récent : il s’agit de « l’édit de Villers-Cotterêts », par lequel, en 1539, François Ier institue le français comme langue de l’État, et, au-delà, fonde sur la langue l’unification du royaume. Par ce texte, c’est la langue, c’est-à-dire le système de communication et de relation, qui fonde l’identité de notre pays. Cela signifie que c’est la communication qui fonde l’État, car ces deux documents sont destinés à réguler l’échange et la relation à l’autre. Au-delà, cela signifie que, dans notre pays, le droit ne peut se fonder que sur de la parole et de l’écrit, et non sur de l’hérédité et du « sang ». Si c’est la langue et la parole qui instituent l’identité de notre pays, c’est que le droit ne peut consister qu’en des pratiques sociales de communication et de relation à l’autre mises en œuvre dans le sol, dans l’espace de notre culture, de nos échanges et de notre langage. Le droit du sang se fonde sur le « sang », et n’a donc pas besoin de mots, il s’agit d’un droit muet, sans parole, tandis que le droit du sol, se fonde lui, sur les mots et sur la parole.
La fin du droit du sol : une modification impensable de la Constitution
Pour mettre fin au droit du sol et, comme le souhaitent certains dont le ministre de l’intérieur, G. Darmanin, en venir au droit du sang à Mayotte, d’abord, cela ne peut se faire seulement dans ce département, car, comme il s’agit d’un point de droit et d’identité nationale, le droit doit être la même pour tout notre pays, et, ensuite, cela ne pourrait passer que par un référendum, car il n’est pas sûr que les trois cinquièmes des membres du Parlement réunis en Congrès accepteraient une telle révision. Or il n’est même pas sûr qu’un référendum l’accepterait. Le ministre de l’Intérieur est donc bien sûr de lui en prétendant que ce serait possible. Et même si cela se faisait, ce serait une honte pour notre pays d’en finir avec le droit du sol. Tout l’héritage de notre culture politique patiemment construit depuis la mort de Charlemagne et notre sortie de l’empire romain serait détruit. C’en serait fini de toutes nos idées, de tous nos idéaux, de toutes nos conceptions de la société et de l’État. Une telle transformation de notre droit ne serait pas seulement une question de texte de loi : c’est tout l’édifice du droit et de notre culture qui s’écroulerait. Robert Badinter serait mort une deuxième fois.