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Billet de blog 15 mai 2025

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LE BON SENS

Gérald Darmanin l’a dit : il veut « remettre du bon sens dans notre système judiciaire ». Mais qu’est-ce que ce fameux « bon sens » ?

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Une expression ancienne

Il y a très longtemps que, dans notre pays, on fait référence au « bon sens ». Pour ne citer qu’un exemple, c’est en 1957 que Roland Barthes, dans les Mythologies, publie un article édité quelque temps auparavant, consacré à l’homme politique Pierre Poujade. Dans « Quelques paroles de M. Poujade », Barthes écrit : « Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles et des fuites du « rêve » (entendez d’une vision non comptable des choses) ». Rappelons qui était ce « Monsieur Poujade ». Pierre Poujade (1920-2003) avait fondé un mouvement politique entendant défendre et soutenir les commerçants et les artisans, ceux que l’on appelle de nos jours les « P.M.E. », les « petites et moyennes entreprises » à la fois contre la puissance des grandes entreprises et contre les revendications des salariés, mais aussi contre les contrôles fiscaux et les impôts en général. Si R. Barthes associe le poujadisme au règne de la figure du bon sens, c’est parce qu’au fond, l’idéologie poujadiste et la référence au bon sens s’opposent, l’une et l’autre, à ceux qui réfléchissent et qui critiquent, à ceux qui refusent de suivre l’ordre établi et de se conformer à lui. De nos jours, la place du poujadisme dans l’espace politique est occupée par le R.N. et par le discours lepéniste et encore par des personnalités comme M. Ciotti ou M. Zemmour. Le « bon sens » a toujours été la figure venant dénoncer l’esprit contestataire dans le champ politique. Cette expression ancienne désigne l’autorité d’une opinion fondée sur des paroles répandues et diffusées dans l’espace public : le « bon sens » désigne une opinion exprimée sans autre autorité que ce que les latins appelaient la « vox populi », la voix du peuple, étrangère à la discussion politique. Il y a toujours existé, dans l’espace public, une confrontation entre celles et ceux qui expriment et manifestent une opinion et un engagement et celles et ceux qui, sans réellement exprimer d’opinion propre, se contentent de suivre les opinions dominantes. Le « bon sens » ne désigne pas autre chose que K. Marx appelait « l’idéologie », un ensemble de croyances auxquelles adhère la plus grande partie du peuple sans les soumettre à une discussion et à une critique et que la première tâche des acteurs politiques engagés est de mettre à distance, de dénoncer, pour en finir avec un imaginaire politique sans consistance. Le « bon sens » n’est que l’autorité d’un peuple imaginaire, celui qui ne consiste pas dans des femmes et des hommes qui se parlent et qui discutent mais dans une « opinion publique » soumise à un même ensemble autoritaire d’idées et de figures imposant l’identité politique fantasmatique d’un peuple qui ne penserait que d’une seule façon.

Le rejet du débat

La figure du « bon sens » occupe la place du rejet de la politique et de la critique. On peut même la définir comme cela. Si le « sens » est « bon », c’est qu’il ne faut pas le critiquer, car il est légitimé par une autorité, que l’on ne connaît, d’ailleurs, pas, mais qui est censée s’imposer sans débat. Quand le ministre de la justice explique qu’il faut « remettre du bon sens dans notre système judiciaire », cela a deux significations. La première, c’est que le système judiciaire est absurde, qu’il ne manifeste pas d’orientation légitime et que, pour cette raison, il faut remettre de l’ordre en lui. Le rôle du garde des sceaux ne serait pas de proposer des transformations de la justice, mais de la mettre au pas, de la soumettre à une autorité qu’elle a perdue, celle du « bon sens », c’est-à-dire de cette rationalité floue, non exprimée par des mots, à laquelle le peuple peut adhérer sans qu’il y ait de discussion. La deuxième signification de cette référence au « bon sens » est que l’administration de la justice ne doit pas faire l’objet de critiques. Rappelons-nous que, dans notre pays, la justice est rendue « au nom du peuple français ». Mais le garde des sceaux oublie un fait historique essentiel : si la justice est rendue « au nom du peuple », c’est parce que, dans l’ancien régime, avant la Révolution de 1789, elle faisait partie des privilèges abolis à ce moment. Rendre la justice « au nom du peuple », c’est manifester la nécessaire indépendance de la justice vis-à-vis des autorités et des privilèges qui entravaient, avant la Révolution, la nécessaire égalité comme fondement du politique. C’est en ce point que la référence au « « bon sens » a changé de signification. Si c’est au nom du « peuple français » que la justice a été rendue à partir de ce moment, c’est pour qu’elle soit libre. Or, de nos jours, la référence de M. Darmanin au « bon sens » consiste, au contraire, à en finir avec cette liberté et à soumettre la parole des juges et leurs décisions au pouvoir d’une autorité non définie, non nommée, non désignée, mais seulement destinée à empêcher toute contradiction, toute opposition, toute discussion, toute remise en question critique des principes au nom desquels est rendue la justice. D’ailleurs, ne nous trompons pas : si nous parlons de la justice et de son administration en raison des propos du garde des sceaux, c’est dans tous les domaines que la référence au « bon sens » est destinée à empêcher la critique de d’exprimer et le débat de s’instaurer dans l’espace public.

Une croyance et une absence de raison

Mais il importe d’aller plus loin. S’il n’y a pas de débat, c’est parce que « bon sens » remplace la légitimité fondée sur la discussion par une autorité fondée sur une croyance. Comme une divinité, le « bon sens » est une autorité imaginaire. Quand on parle de « bon sens », on sort du politique, pour entrer dans un imaginaire qui nous est imposé. C’est qu’en politique, il y a deux imaginaires, celui de l’utopie et celui de la croyance. L’imaginaire de l’utopie est celui au nom duquel on manifeste, on lutte, on se bat pour un avenir que l’on pense meilleur pour le monde. Si l’utopie est un imaginaire, c’est qu’elle n’a pas encore de lieu, elle est une ou-topia, un discours ou des idées sans topos, sans encore de lieu dans lequel le projet se manifesterait. L’utopie est un imaginaire politique que celles et ceux qui y adhèrent pensent que, grâce à leur engagement et à à la mobilisation de tous ou, au moins, du plus grand nombre, il va finir par s’imposer dans le monde. L’utopie, c’est le monde qui n’a pas encore de lieu, de topos, mais qui en aura un au moment du « grand soir ». L’utopie, en ce sens, est pleinement politique, car elle fonde un engagement, et, surtout, parce qu’elle s’exprime dans des paroles, dans des discours, dans des propositions. L’imaginaire de la croyance, lui, n’est pas un véritable imaginaire parce qu’il n’y a pas de lieu, réel ou imaginaire, pour le vivre, mais parce qu’il est un simple fantasme rendant le débat impossible. Comme les religions, le « bon sens » échappe au débat parce qu’il se fonde sur l’autorité d’une figure illusoire, qui n’est pas dite. Le « bon sens » ne se situe pas dans la parole, et, d’ailleurs, quand on se réfère à lui, on est bien capable de le définir, d’exprimer de quoi il s'agit. Le « bon sens » n’a pas de consistance parce qu’il ne se trouve pas dans les mots. C’est ce qui l’empêche d’exprimer un engagement rationnel. Quand M. Darmanin souhaite « remettre du bon sens » dans la justice, c’est qu’il voudrait y remettre de l’absence de mots, de paroles, de débat. Si la justice est rendue au nom d’une croyance comme celle du « bon sens », c’est que l’on ne peut la contester, de la même manière que l’on ne peut pas contester une justice rendue au nom d’une divinité ou au nom d’une église.  Le propos du garde des sceaux ne peut pleinement se comprendre que si l’on comprend que, comme l’ordre, le « bon sens » n’est qu’une figure de la conservation des autorités et des pouvoirs établis en dehors de toute parole, de toue confrontation, de toute discussion et comme à l’abri d'elles. Une justice rendue au nom du « bon sens » n’est pas autre chose qu’une justice du silence.

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