Il est important de se souvenir de la prise de Constantinople par les Turcs, car cet événement trouve une actualité portière aujourd’hui pour deux raisons. D’abord, il n’est pas sans rappeler la prise de Jérusalem par Israël, la réunification de la ville et sa désignation comme capitale de l’État israélien. Les deux événements sont liés car ils manifestent, l’un et l’autre, le refus de reconnaître une pluralité culturelle dans une même ville, dans une ville ancienne de surcroît. Par ailleurs, il s’agit, dans ces deux situations, d’une politique d’expansion territoriale d’un état dans la recherche d’une unification contrainte qui est, en réalité, une soumission. La prise de Constantinople par les Turcs comme celle de Jérusalem par Israël manifestent le succès d’une politique d’expansion territoriale contre un autre pays, l’empire romain d’Orient ou la Palestine. De surcroît, l’importance culturelle de l’identité urbaine de ces deux villes est soulignée dans leur histoire.
Qu’a signifié la prise de Constantinople par les Turcs ?
L’événement de la prise de Constantinople par les Turcs a plusieurs significations dans l’histoire. D’abord, la ville, qui s’appelait Constantinople après s’être nommée Byzance, devenait, ainsi une ville turque. Cela signifiait que l’empire ottoman s’étendait, désormais, aux marches de l’Europe. Si les Turcs étaient décidés à s’emparer de Constantinople, c’était à la fois pour affirmer leur supériorité à l’époque où se produit cet événement, pour restreindre l’étendue des territoires européens et pour entrer dans l’Europe, pour s’emparer d’un morceau de l’Europe, de petites dimensions certes, puisqu’il ne s’agit que d’une ville et de sa banlieue, mais d’une importance culturelle et symbolique considérable. Mais, au-delà, en s’emparant de Constantinople, les Turcs devenaient européens. Cela donnait à leur pays une sorte de double identité. Devenant turque, Constantinople était à la fois européenne et proche-orientale. Encore aujourd’hui, cet événement a une signification politique considérable à un moment où la Turquie est dominée par un parti islamiste de droite. La confrontation entre le monde chrétien et le monde musulman n’est pas seulement une confrontation religieuse, mais elle aussi politique et culturelle. La fin de l’empire romain d’Orient signifiait qu’une expansion en remplaçait une autre, l’expansion de l’empire romain n’étant pas plus légitime que celle de l’empire ottoman, mais elle s’était limitée jusqu’alors à une continuité territoriale d’un côté de la mer Noire, alors que cette mer devenait entièrement turque.
Que signifierait l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ?
Cette conquête de 1453 trouve aujourd’hui sa pleine signification : Constantinople était devenue européenne, la Turquie demande à adhérer à l’Union européenne. A priori, il n’y a rien d’illogique à cette candidature qui a, en quelque sorte, été préparée il y a presque six siècles. Mais cette adhésion signifierait que l’Europe reconnaît la légitimité de la capture de la ville, que l’Union reconnaît la validité de cette capture en étendant l’Europe jusqu’à la Syrie. Sans doute, d’ailleurs, est-ce le projet que portent sans le reconnaître encore les dirigeants politiques européens partisans de cet élargissement. L’adhésion de la Turquie pourrait se lire comme un projet de plus d’élargissement de l’Europe venant après tous les autres qui se sont succédé depuis l’Europe originelle, celle des six membres fondateurs en 1951 et en 1958. Mais, en même temps, l’adhésion de la Turquie modifierait profondément l’identité politique de l’Europe. Même si la notion de continent est vague, même s’il ne s’agit pas d’une notion géographique très précise, elle a tout de même une signification : un continent est une terre continue, sans rupture géographique ou culturelle. Un continent est un continuum.En adhérant à l’Europe, la Turque serait dans deux continents à la fois. Cela serait, certes, une sorte de revanche politique sur les politiques colonisatrices des pays européens, mais seulement en mettant une colonisation à la place d’une autre. C‘est la première signification de cette adhésion, : elle signifierait l’affirmation d’un long processus de déclin engagé, sans doute, il y a un siècle ou deux. Une seconde signification de cette adhésion serait ailleurs : en reconnaissant une identité européenne de la Turquie, cette adhésion signifierait une transformation de l’Europe. Elle ne serait plus un continent, mais un simple ensemble de pays et de nations sans véritable identité commune autre que seulement institutionnelle. Cela signifierait que les orientations de la diplomatie européenne seraient profondément bouleversées, ainsi que les objectifs de cette politique, les projets politiques qu’elle exprimerait, et cela signifierait que les politiques culturelles de l’union européenne seraient, elles aussi, profondément modifiées, voire transformées. Surtout, au final, cette extension ne manifesterait pas un renforcement de l’Union européenne, mais, au contraire, elle serait la marque de son affaiblissement. Sans être un militant convaincu de l’Union européenne, car je n’ai jamais accepté l’affaiblissement qu’ont constitué son adhésion aux politiques libérales de l’économie et les déséquilibres géopolitiques profonds qui séparent certains pays européens d’autres, je pense que le maintien d’une identité européenne continue de se manifester : cette identité se diluerait dans une telle adhésion. À cela s’ajoute, tout de même, que la réélection de R. T. Erdogan au terme de l’élection présidentielle de cette année va renforcer le caractère autoritaire du chef de l’État populiste et réduire encore la place de la démocratie dans le régime politique turc.
Pourquoi la Turquie ne peut-elle pas être en Europe ?
Disons les choses clairement : selon moi, la Turquie ne peut adhérer à l’Union européenne, pour plusieurs raisons. D’abord, il est temps d’en finir avec cette politique irrationnelle d’élargissements de l’Europe qui, outre le fait qu’elle l’affaiblit, change le sens de l’appartenance à l’Europe. L’Europe a cherché à donner l’illusion d’être autre chose qu’un marché (on parlait, au commencement, d’un « marché commun »), et elle se réduirait, dans ces conditions, à n’être qu’un marché. C’en serait fini d’une politique culturelle allant au-delà d’échanges et de circulations d’enseignants, d’étudiants et d’acteurs culturels, et, pour cela, il n’y a pas besoin d’union européenne, il n’y a qu’à revenir aux pratiques qui ont toujours existé d’accords entre nations. Par ailleurs, les intérêts géopolitiques de l’Europe se trouveraient porteurs d’une profonde ambiguïté, voire d’une profonde incertitude qui les rendraient confus, peu affirmés, tiraillés entre des orientations vers une véritable indépendance de l’Europe et une soumission aux intérêts de nations étrangères à elle. Il est vrai que cet affaiblissement a été préparé par la soumission géopolitique de l’Europe, depuis sa naissance, aux États-Unis. Finalement, une soumission viendrait en remplacer une autre - sans, d’ailleurs, que l’on sache très bien à quel pays ou à quelle culture l’Europe serait soumise. Cela se manifesterait, en particulier, lors de conflits comme le conflit ukrainien. Enfin, si la Turquie adhérait à l’Union européenne, celle-ci s’exposerait à des risques réels d’accroissement de l’affirmation des identités religieuses radicales de certaines de ses populations. Finalement, l’adhésion de la Turquie ne serait rien d’autre que la revanche des pays autrefois colonisés sur la colonisation qui leur a été imposée par ceux que nous pourrions appeler nos prédécesseurs. En se donnant l’illusion qu’elle manifestait une puissance, cette colonisation n’avait fait que conforter l’affaiblissement des pays européens qui, finalement, ne savent plus, aujourd’hui, où ils sont, dans quel espace géopolitique ils se trouvent, de quelle identité politique ils sont porteurs. La Turquie ne peut adhérer à l’Union européenne, car, en acceptant cette adhésion, l’Union consentirait à cette forme d’indécision, elle se résoudrait à inaugurer ce que l’on peut appeler une diplomatie de l’incertitude.