Nous avons entrepris, la semaine dernière d’élaborer une nouvelle rationalité politique de l’économie, une nouvelle façon de penser l’économie politique. Nous allons poursuive cette réflexion en tentant de comprendre comment l’économie politique se distingue fondamentalement du libéralisme.
Économie politique et libéralisme
Sans doute est-ce qui peut définir le libéralisme comme approche particulière de l’économie et du politique : si le libéralisme se désigne ainsi, c’est pour revendiquer une forme de liberté vis-à-vis du politique, pour engager une forme de pouvoir économique distinct du pouvoir politique. On pourrait dire, en quelque sorte, que le libéralisme a été imaginé pour mettre en œuvre la fiction de la séparation de l’économie et du politique et pour tenter de faire de cette séparation, de cette distinction, un élément fondateur de la vie sociale. Par une sorte d’appropriation idéologique du concept même de liberté, le libéralisme a fait de ce concept un concept économique en le vidant de sa signification politique. Dans la culture du libéralisme, être libre consiste à pouvoir librement chercher à accroître ses profits et son pouvoir économique en mettant en œuvre l’aliénation de ceux qui dépendent de soi, soit qu’il s’agisse de salariés travaillant dans l’entreprise que l’on dirige, soit qu’il s’agisse de consommateurs soumis, comme acteurs économiques, aux produits et aux modes de vie qu’on eut impose par les différentes dynamiques d’aliénation et de norme que représentent la publicité, les médias, les discours dominants, mais aussi les modes – cette notion de mode ne pouvant se réduire à la mode vestimentaire, mais désignant aussi les normes qui évoluent dans l’ensemble des dynamiques de la consommation. Dans l’économie libérale, l’économie fait partie des domaines dans lesquels s’exerce l’aliénation sociale, des instruments de pouvoir par lesquels les institutions dominantes exercent leurs contraintes sur ceux qui vivent dans la société qu’elles dominent. Si le libéralisme tente, ainsi, aujourd’hui, d’exercer sa contrainte en faisant pression sur la réforme des retraites, c’est aussi, justement, parce que les retraites deviennent aujourd’hui un domaine majeur d’exercice des contraintes économiques, notamment en raison de l’accroissement, dans tous les pays, du nombre des retraités et de la recomposition de leur place dans la société.
Le marché et l’espace politique
Ce qui fonde le libéralisme et l’approche de l’économie qui la fait échapper au politique, c’est la distinction entre l’espace du marché, espace des échanges et de la vie économique, et l’espace politique, espace public de la délibération et de l’expression des identités politiques. C’est le marché qui est l’espace qui structure la société dans une économie libérale, alors que c’est l’espace public de la délibération, du débat et des institutions qui structure la société dans une société pleinement politique. C’est pourquoi l’économie politique cherche à élaborer une logique économique propre à permettre à ceux qui vivent dans une société d’échapper aux contraintes du marché et à leur permettre de retrouver leur pleine liberté et leur pleine identité d’acteurs politiques. Il importe de définir ce que l’on entend par ce concept de marché, pour mieux comprendre l’importance de sa place dans l’économie libérale. On peut définir le marché de deux manières. D’abord, le marché est un espace réduit à la mise en œuvre des dynamiques d’échange : on n’habite pas un marché – c’est, d’ailleurs, pourquoi, dans l’histoire, le marché a toujours été un lieu de la cité situé au dehors, hors des habitations, et, par ailleurs, le marché est un espace qui se réduit aux opérations d’achat et de vente. Ce qui définir le marché c’est l’ensemble des opérations économiques qui s’y déroulent, et, dans ces conditions, dans l’espace du marché, on n’a de statut, on n’a d’identité qu’à condition d’y engager ces opérations. Par ailleurs, le marché se définit, dans une logique libérale, comme l’espace dans lequel s’y fixent les valeurs, mais, au-delà, dans lequel s’y voient reconnaître les identités. En effet, tandis que l’identité politique repose sur la reconnaissance de l’autre, de celui à qui elle est confrontée, dans l’espace du marché, l’identité se confond avec la valeur : c’est la valeur reconnue au cours de l’échange qui définit l’identité – qu’il s’agisse de l’identité d’un bien ou de celle d’une personne, raison pour laquelle l’espace du marché est un espace d’aliénation dans laquelle on n’a pas d’identité si l’on n’a pas de place dans l’échange, ce qui explique aussi pourquoi les travailleurs doivent toujours se battre pour se faire reconnaître leur identité et pourquoi la retraite peut être considérée, dans l’économie libérale, comme une perte d’identité.
Les deux logiques de la valeur : valeur d’usage et valeur d’échange
Si l’espace du marché se distingue de l’espace politique, c’est, sur le plan économique, que deux logiques différentes de la valeur s’y mettent en œuvre : dans l’espace politique, c’est la valeur d’usage qui fonde la valeur des biens, des pratiques sociales, des dynamiques d’échange, tandis que, dans l’espace du marché, c’est l’échange et le seul pouvoir des acteurs qui en maîtrisent la dynamique qui fonde la valeur, en instituant la valeur d’échange. Tandis que la valeur d’échange repose sur la place des biens dans la marché, la valeur d’usage repose sur la place qui leur est reconnue par ceux qui vivent dans la société et qui engagent les dynamiques sociales dans lesquelles ces biens trouvent leur identité et leur statut.
Ce qui semble le plus important, c’est sans doute que la problématique de la valeur d’usage est la seule façon de penser l’économie politique comme une médiation, c’est-à-dire comme dune relation entre la dimension singulière de la société, le sujet qui en fait partie, et sa dimension collective, les institutions, les appareils, les organisations. En effet, c’est en pensant l’usage des biens dont la circulation fonde l’économie que l’économie peut penser la place du sujet singulier dans la société et sa relation aux autres sujets singuliers avec lesquels il vit et aux institutions auxquelles il appartient.
Pour penser pleinement l’économie comme une économie politique, il importe de penser cette place du sujet singulier dans la dynamique sociale qu’elle met en œuvre, de penser la place du sujet dans une liberté réelle, dans une logique de citoyenneté. Au lieu de ne penser l’économie que comme un ensemble de contraintes définissant l’aliénation du sujet singulier, l’économie politique fondée sur la valeur d’usage et sur la relation entre valeur d’usage et valeur d’échange pense l’économie comme un ensemble de logiques permettant de mieux comprendre la place du sujet dans la vie sociale et de définir son identité comme acteur économique et politique. Une fois de plus, nous rencontrons ici le débat sur la réforme des retraites. En effet, ce qui est rejeté massivement dans les projets de réforme des retraites proposés par l’exécutif aujourd’hui, c’est que ces projets réduisent l’identité singulière des acteurs de l’économie au temps de leur activité professionnelle, sans reconnaître leur identité en-dehors de leur métier – c’est-à-dire, au fond, en-dehors de la place qui leur est imposée par les employeurs et, d’une façon plus générale, par les acteurs du marché. En exigeant que leur retraite ne soit pas réduite à des « points » ayant une certaine valeur, au demeurant fluctuante au gré des évolutions de la société, mais qu’elle soit une reconnaissance de leur rôle dans la société et de leur identité politique, ceux qui manifestent pour le maintien des droits de la retraite expriment leur souci de se voir reconnaître comme des citoyens au-delà de leur fonctionnalité sociale. C’est pourquoi le débat sur les retraites va bien plus loin que le simple désaccord sur un projet de loi, mais engage un débat sur les identités politiques dans la société et sur ce qui les fonde.