Les tiers, le pouvoir et la puissance
C’est la première chose qui frappe dans cet accord. Au-delà de la joie que les peuples peuvent éprouver dans le retour de la paix et la fin possible des douleurs et des morts, ce ne sont pas leurs pays qui ont annoncé l’accord de cessez-le-feu, mais les États-Unis et le Qatar. Ce ne sont pas les pays en guerre qui ont donné les mots à l’accord, mais ceux que l’on peut rappeler leurs « parrains ». Cela montre qu’Israël et le Hamas n’étaient pas en mesure de conclure eux-mêmes la fin des combats, mais qu’ils y avaient été forcés par deux autres pays. On peut, ainsi, mesurer la différence entre le pouvoir et la puissance. Si le Hamas à Gaza et Netanyahou en Israël y exercent le pouvoir, ils ne détiennent pas la puissance. De plus, il faut bien noter, une fois de plus, qu’il n’est même pas question, dans cet accord, du pouvoir légitime en Palestine, l’Autorité palestinienne. Si la guerre a opposé deux acteurs politiques, ceux-ci n’y disposaient que de la puissance donnée par d’autres. Ce sont ces pays-là, le Qatar et les États-Unis, des pays tiers, qui ont décidé de mettre fin aux hostilités, imposant, ainsi, leur temps aux pays en guerre. La géopolitique contemporaine ne considère que les puissances, fondées sur l’argent et la maîtrise de l’énergie, ignorant les états et les pouvoirs, qu’elle soumet aux véritables pouvoirs.
La suspension de la violence et l’échec du radicalisme
Un autre élément est manifesté par cet accord : l’échec du radicalisme, dont les effets et le rôle politique sont suspendus à Gaza. Le radicalisme islamiste du Hamas et le radicalisme sioniste du Likoud et de ses alliés ont tenté de mobiliser les peuples l’un contre l’autre, mais, si les puissances sont parvenues à imposer un accord, c’est que les habitantes et les habitants véritables des pays ont exprimé leur rejet de la guerre. Une fois de plus, les pays réels ont imposé leurs choix aux pays légaux. Si les États-Unis et le Qatar ont pu forcer les pouvoirs en guerre à négocier un accord, c’est que les peuples montraient bien leur refus de se faire représenter par des fous ivres de guerre et de violence. Le radicalisme a échoué parce qu’il n’exprimait plus l’engagement des peuples. Tandis que le propre du radicalisme violent est de ne pas reconnaître l’autre, cet accord, quel que soit son lendemain, commence déjà par un temps de reconnaissance de celui qui n’est pas comme lui.
Le cessez-le-feu : une entrée dans les mots de la paix
Le vrai travail commence : la guerre n’est pas porteuse de vérité car elle ignore les mots. Le vrai travail, c’est le retour dans les mots, qui ont à faire renaître un champ de ruines et à faire vivre un monde de paroles. Le cessez-le-feu accepté hier est un premier moment dans le retour de la paix, car les pays et les pouvoirs se rendent compte, enfin, qu’ils risquaient tout simplement d’être détruits, anéantis : réduits à du néant, à du rien. Le coût de la guerre aura été tellement immense qu’il faut maintenant sortir les pays de la ruine. Dimanche, le 19 janvier, l’accord entrera pleinement en vigueur et une première phase consistera dans le retrait des soldats et le silence des armes. Les prisonniers rentreront dans leurs pays et les acteurs de l’humanitaire vont pouvoir retrouver le rôle qui leur avait été interdit, la solidarité internationale se manifestant enfin sous d’autres formes que la livraison des armes. Les premiers moments de l’accord consistent ainsi dans l’entrée des premiers mots de la paix.
Le bilan des destructions
Il faudra commencer par le bilan des destructions, les destructions des hommes et des femmes, tombés dans la mort, et celles des pays, ravagés, ruinés, par ces mois de guerre. Comme toujours en pareilles circonstances, il n’est pas possible de prendre pleinement la mesure du manque créé par la guerre. Il sera long de le mesurer, et on ne se rendra compte de l’ampleur de ces destructions qu’au fur et à mesure du retour de la fin des hostilités. Le but de la guerre est toujours de détruire l’autre pour ne pas avoir à le reconnaître, et c’est ainsi que l’achèvement des opérations guerrières consiste toujours à apprécier les destructions, à les évaluer, pour prendre pleinement la conscience de ce qui manque aux pays pour redevenir ce qu’ils étaient. La libération des otages donne lieu à un premier bilan : le nombre des prisonniers de guerre commence à être évalué, mais ce que l’on n’évalue pas est l’étendue de leurs souffrances et la perte de leurs identités, de leur moi. Le compte des morts et des disparus et la fin des destructions donneront lieu à un second bilan. Mais ces nombres sont sans doute importants, à la fois parce qu’ils forcent les ennemis à apprécier la gravité de leur folie et parce que les nombres précèdent les mots perdus et non encore revenus.
Les questions qui demeurent
Nous ne parlons pas encore de la paix : nous ne parlons que de la fin des combats. Pour mettre fin à la guerre entre Israël et le Hamas et, au-delà, à la guerre entre Israël et la Palestine, d’autres questions demeurent, dont la réalité et la pression ont été, somme toute, révélées par l’ampleur des violences et la gravité de la guerre de Gaza. Les négociations, c’est-à-dire l’échange des mots et la dénégation du silence (ce que veut dire le mot « négociation » : le « neg », la négation, de « l’otium », de l’absence de l’échange, du travail, des mots). On peut en citer ici, en particulier, quatre. La première est le lien entre la vie et la liberté : c’est ce que signifient la prise des otages et leur retour. On se rend bien compte à ce stade de la négociation qu’il ne peut y avoir de paix sans liberté. Mais c’est le sens du second point qui demeure : il n’y aura pas de paix sûre en Palestine sans le retour de la liberté, c’est-à-dire de la fin de la colonisation. Tant que la colonisation israélienne de la Palestine durera, la Palestine demeurera sous la menace de la guerre. C’est le sens de l’exigence de l’encore président des États-Unis, J. Biden : le lancement d’un « grand plan de reconstruction pour Gaza », la troisième question qui reste après l’accord. C’est ici que la solidarité internationale jouera pleinement son rôle, car la Palestine ne pourra pas reconstruire Gaza seule. Au lieu que l’intervention des pays tiers se fonde sur la contribution à la guerre, aux armes et à la violence, le temps est venu qu’elle se fonde, au contraire, sur la renaissance du pays détruit. Enfin, une quatrième question demeure aujourd’hui sans réponse : la possibilité d’une véritable renaissance économique. C’est toute l’économie politique de la Palestine qui reste à refonder - voire à fonder, à faire exister. Au lieu d’être un désert sans parole et sans activité réelle, Gaza, comme le reste de la Palestine, doit redevenir un véritable pays jouant pleinement un rôle dans l’économie du monde.
En finir avec la pulsion politique de mort
L’accord semble signifier le refoulement, enfin survenu, de la pulsion politique de mort des pays et des états. C’est ce que montrent toutes les guerres, ce qu’elles ont toujours montré : il existe, en politique, une véritable pulsion de mort, aspirant à la mort de l’autre, mais aussi, finalement, à la sienne propre. En cherchant pour l’un à détruire Gaza et à mettre fin à l’existence du Hamas et, pour l’autre, à mettre fin au pouvoir d’Israël et, au-delà, à la colonisation de la Palestine, et au retour de son existence comme pays, Israël et le Hamas ont manifesté la pulsion de mort qui les habite, comme elle habite, à des moments ou à d’autres de leur histoire, tous les pays. Comme nous-mêmes comme sujets singuliers, les pays et les acteurs politiques sont porteurs d’une pulsion de mort qui fait partie de la vie même, qui est indissociable d’elle. Ce que signifie le cessez-le-feu est qu’à un moment donné, les pays sont forcés par le réel même du politique, à refouler cette pulsion de mort pour consentir à la plénitude de leur existence réelle dans le monde. C’est le sens de l’économie politique : rendre un pays vivant.