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Billet de blog 16 février 2023

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PROPOS SUR LES "CATASTROPHES"

Le mot « catastrophe » semble appartenir, désormais, à la langue courante. De la pandémie du COVID-19 au séisme en Syrie et en Turquie, on ne compte plus les « catastrophes ». Sans doute est-ce le moment de s’interroger sur le sens de ce mot.

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Une catastrophe : un événement auquel nous ne pouvons rien

Employé en français, depuis le seizième siècle, le terme « catastrophe, issu du grec, désigne, au commencement, la fin d’un processus, le dénouement, d’un récit, et a fini par se limiter à la désignation des événements tragiques, signification qu’il a aujourd’hui. Une catastrophe n’est pas seulement un événement tragique : c’est aussi un événement qui nous est imposé, auquel nous ne pouvons rien. Comparable à une tragédie, une catastrophe désigne un récit dont les personnages ne peuvent rien à son dénouement. Mais, au-delà, comme nous nous voyons imposer une catastrophe sans pouvoir lui trouver d’issue, une catastrophe désigne un événement, une évolution, échappe à notre raison. C’est bien pourquoi nous désignons par ce mot un événement ou une situation qui nous domine, dont nous ne pouvons pas nous libérer. La catastrophe « nous échappe » : nous n’y pouvons rien. Elle constitue une expérience proprement politique, puisque la catastrophe est une expérience de la limite de notre pouvoir. Comme elle échappe à notre raison, une catastrophe marque notre limite : elle représente les limites du pouvoir de notre intervention. Une catastrophe nous situe dans la vieille expression des stoïciens : il y a des choses qui dépendent de nous et des choses qui ne dépendent pas de nous. C’est ainsi que les situations comme la pandémie du COVID-19 pour l’ensemble des pays du monde, ou la guerre en Ukraine pour les pays qui se la voient imposer, sont des catastrophes qui mettent les acteurs politiques détenteurs des pouvoirs face à leurs limites.

L’imprévisible

Comme une catastrophe marque notre limite, sa survenue est imprévisible. Si l’on pouvait prévoir les catastrophes, elles ne surviendraient pas, à la différence des actes proprement politiques. Quand, en France, le barrage de Malpasset, près de Fréjus, a été détruit, en 1959, il s’est agi d’une catastrophe qui a dévasté toute une région. C’est qu’une catastrophe n’est pas seulement un témoignage de la limite du pouvoir : elle est une tragédie, au sens où elle menace un pays ou un groupe social d’être détruit. C’est bien ainsi que les textes ou les récits religieux racontent les catastrophes : elles sont, pour eux, des manifestations du seul pouvoir qui échappe totalement aux hommes, qui manifeste le pouvoir imaginaire de la divinité. Comme elle est imprévisible, une catastrophe ne marque pas seulement les limites de notre pouvoir : elle marque aussi la limite de notre savoir, de notre raison : si nous pouvions prévoir les catastrophes, elles ne surviendraient pas. En manifestant la limite de notre rationalité politique, les catastrophes manifestent dans la réalité de la vie sociale à la fois les limites de la raison politique, ses impensés, et la nécessité de la vie sociale qui peut, seule, nous permettre d’échapper aux conséquences de la catastrophe. Les catastrophes nous font donner à la vie en société un rôle majeur de protection et de réparation, ce qui explique que toutes les sociétés aient eu, dans leur histoire, des catastrophes qui les légitiment, et, dans leur imaginaire, des catastrophes dont le récit fonde la mémoire de leurs membres.

Les catastrophes confrontent le pouvoir et la société à leur irrationalité

Si la Chine n’avait pas été obsédée, de façon irrationnelle par sa volonté d’hégémonie, elle n’aurait pas parcouru le monde en lui imposant un rôle économique de domination et le COVID-19 ne se serait sans doute pas propagé comme cela a été le cas. C’est bien ainsi que les catastrophes constituent la limite du pouvoir et de la raison politique et sont des conséquences d’un interventionnisme excessif des hommes sur leur environnement. Si l’industrialisation n’avait pas intensifié les usages de l’énergie, le barrage de Malpasset ne se serait pas rompu, et la centrale de Three Miles Island ou celle de Tchernobyl, plus près de nous, n’auraient pas été détruites, avec les conséquences de ces catastrophes sur la vie sociale. Même la guerre constitue elle-même une catastrophe : en Ukraine, le pouvoir russe est face à son irrationalité. La guerre est, en soi, une limite de la rationalité : elle relève d’une décision qui se fait passer pour rationnelle, alors que ses conséquences échappent à notre rationalité. C’est ce qui s’est produit à Hiroshima en 1945, et c’est ce qui est en peut-être train de se produire aujourd’hui en Ukraine, alors que tout un pays est menacé d’être détruit. Les catastrophes désignent, ainsi, des événements qui, en quelque sorte, fondent l’irrationalité du politique.

Une catastrophe est une rupture de la médiation

Comme elle est ainsi une rupture de la rationalité, une catastrophe est une rupture de la médiation, c’est-à-dire de la relation rationnelle du singulier au collectif. Quand une catastrophe se produit, nous ne pensons qu’à nous sauver, nous-mêmes, ainsi que nos proches, et nous ne pensons pas aux autres : une catastrophe est une rupture de la solidarité. C’est en ce sens que nous désignons comme une catastrophe un événement qui entraîne le fait que la relation entre le singulier et le collectif n’existe plus. En ce sens, une catastrophe met fin à la médiation, et, au-delà, elle rompt le contrat social et impose la recherche de l’élaboration d’une autre société. À cet égard, si la pandémie du COVID-19 a un tel retentissement, sans doute es-ce parce que tout le monde se rend compte qu’elle est le signe d’un ébranlement, d’une fragilisation, du monde dans lequel nous vivions et qu’elle exige, dans l’urgence, une refondation du contrat social. C’est pourquoi, les interventions des institutions ordinaires sur la pandémie ou sur la guerre en Ukraine ne servent à rien – ou, à tout le moins, font apparaître leur impuissance.

Le récit de la catastrophe

Il importe de conserver le souvenir de la catastrophe dans la mémoire de la société. En effet, c’est le récit de la catastrophe, conservé par les historiens et les mémoires qui nous permet de lui trouver, au moins après coup, une signification. Même si elle échappe à notre raison, on peut tenter de la comprendre, grâce au récit des événements qui scandent sa temporalité. Mais, aussi, c’est en conservant la mémoire de la catastrophe que l’on peut recoudre le tissu social qu’elle a déchiré, ca ce récit permet à toutes celles et à tous ceux qui font partie d’une société, de disposer d’une mémoire commune, qui fonde leur identité partagée. C’est pourquoi il faut intégrer la catastrophe à notre culture en trouvant des mots pour la dire, ou en imaginant des mots nouveaux pour cela. Comme une catastrophe n’a pas de sens, on ne peut la comprendre qu’en formulant son récit, en le lisant ou en l’écoutant. Des textes comme la Bible quand elle raconte un déluge, ou ceux des historiens comme ceux qui font le récit d’événements comme les pestes, ou encore ceux des médias et des discours d’information qui transmettent et diffusent le récit de la guerre d’Ukraine, du conflit palestinien ou encore qui proposent, au jour le jour des informations sur le COVID-19, sur sa propagation ou sa limite, inscrivent les catastrophes dans des textes ou des paroles que nous pouvons lire o entendre et que nous pouvons, ainsi, nous approprier, en reconnaissant, ainsi, les catastrophes racontées comme des éléments fondateurs de notre identité culturelle et politique. Les mythes sont des récits qui donnent à l’information qu’ils proposent une dimension imaginaire.

L’incertitude : le déni du politique

Tant sur le plan de notre identité singulière que sur celui de notre identité collective, une catastrophe manifeste l’incertitude de notre existence. C’est parce qu’elle n’est pas prévisible et qu’elle échappe à notre raison qu’elle inscrit notre existence dans une forme d’incertitude. Cette incertitude est une sorte de déni du politique. Qu’elle se situe dans notre imaginaire, dans l’histoire de notre passé ou dans le présent de notre existence politique, une catastrophe est un déni de la réalité du politique : la domination des pouvoirs. L’incertitude de l’issue de la pandémie ou de la guerre nous fait prendre conscience de la fragilité des pouvoirs et de leurs limites, et, ainsi, nous amène à une dénégation du rôle du politique et de sa place. Cela permet de comprendre l’affaiblissement de la confiance dans les pouvoirs et de l’adhésion au politique dans les périodes d’incertitude comme les catastrophes. Les régimes totalitaires profitent, ainsi, de ces périodes « d’incertitude catastrophique » pour s’imposer.

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