Le poème d’Aragon sur la Résistance et l’union entre communistes et chrétiens contre le totalitarisme
Le poème d’Aragon, La Rose et le réséda, pourrait illustrer en mots le beau film d’Andrea Segre, Berlinguer. La grande ambition, qui raconte l’histoire des efforts d’E. Berlinguer, alors secrétaire général du Parti communiste italien pour venir au pouvoir grâce à une union avec la Démocratie chrétienne. Le mot « compromesso » ne se limite pas à un « compromis » dans une forme de marchandage un peu méprisable, mais pourrait se traduire par « promesse commune », car l’essentiel, à l’époque, était d’éviter le retour du fascisme et de l’extrême droite au pouvoir. Comme au temps d’Aragon, mais avec des personnages différents, Aldo Moro, « celui qui croyait au ciel », et E. Berlinguer, « celui qui n’y croyait pas », tentent d’unir les forces de leurs partis dans la perspective d’une union démocratique. Bien sûr, sans doute s’agit-il, de la part d’Enrico Berlinguer, le personnage auquel est consacré le film, d’une « ambition », c’est-à-dire d’un désir de conquérir le pouvoir, mais le film montre qu’il ne s’agit pas que de cela, mais il s’agit d’une « grande » ambition, c’est-à-dire d’un projet pour le pays. Pour mieux comprendre cette figure du « compromesso », rejetée par nombre d’acteurs politiques et de militants, en particulier de communistes, notamment en France, sans doute faut-il se rappeler qu’en Italie, le poids de la culture catholique est tel que la « démocratie chrétienne » a une importance qui va bien au-delà de ce qu’elle peut représenter dans notre pays, dont la culture laïque est ancienne.
Le combat de Berlinguer pour la liberté et contre les dictatures
C’est à cela qu’est consacré le film d’A. Segre : le combat d’E. Berlinguer contre les dictatures, contre les privations de liberté, contre les multiples tentatives des pouvoirs, mais aussi des partis, de diminuer les libertés, de soumettre les citoyennes et les citoyennes à une sorte de formatage uniformisant les pensées et les opinions dans un moule. C’est bien ce que signifiait la tentative du « compromesso » : échapper à l’hégémonie idéologique qu’avait commencé à exercer le P.C.I. - mais aussi, sans doute, au-delà, le communisme dans son ensemble (c’est bien pour cela que le film montre à un moment une confrontation entre Berlinguer et Brejnev, alors secrétaire général du P.C. soviétique). Sans être enchanté par l’idée d’un accord de gouvernement entre le P.C. italien et la Démocratie chrétienne, on peut donner un sens au « compromesso » : imaginer une voie d’accès au pouvoir différente de celle qui avait dominé la politique communiste jusqu’alors et qui s’était toujours soldée par un échec. Pour Berlinguer, le « compromesso » consistait dans la recherche d’un nouveau discours permettant au P.C.I. d’échapper à l’hégémonie d’une culture communiste traditionaliste. Mais, à la même époque, le Chili de S. Allende, en qui le monde de gauche avait mis tant d’espoir, est en train d’être détruit par Pinochet, qui tue Allende comme sera tué A. Moro et comme mourra Berlinguer.
Le jeu d’Andreotti qui a le pouvoir sur la DC et qui élimine Aldo Moro, partisan, lui, du rapprochement
Il y a une sorte de symétrie dans « Berlinguer. La grande ambition » : montrer comment, de l’autre côté aussi, du côté de la Démocratie chrétienne, A. Moro vient se heurter dans son projet de rapprochement avec le P.C.I. à l’idéologie dominante de la D.C. A. Moro est enlevé, nous dit le film, juste après une rencontre avec E. Berlinguer, au cours de laquelle est évoqué le projet d’une alliance. Dans le film, comme, bien sûr, dans la réalité des faits de l’actualité italienne (n’oublions pas que le mot « actualité » ne désigne pas seulement le présent, mais, d’une manière générale, tout ce qui relève de la réalité des actes), le personnage d’Andreotti manifeste la réaction, le conservatisme d’une démocratie chrétienne ne voulant surtout pas entendre parler d’un rapprochement avec le « diable », et incarne l’hostilité au « compromesso ». De la même façon qu’au sein du P.C.I., nous assistons à un rapport de forces entre une aile droite de la D.C., celle d’Andreotti, et une aile plus à gauche, celle d’A. Moro. « La grande ambition » nous fait assister aux délibérations et aux discussions qui, au sein de la D.C., vont mener à l’échec d’A. Moro et à la victoire d’Andreotti, à l’issue de jeux qui ne sont pas sans s’inscrire dans une longue tradition de l’histoire politique de l’Italie depuis Machiavel.
La mort de Berlinguer : le film montre qu’il s’agit sans doute d’une sorte d'écho à celle d’A. Moro
C’est ainsi que le récit du film permet de donner un sens à la mort d’E. Berlinguer. Au-delà d’une mort du corps, il s’agit aussi d’une réponse également psychique : par sa mort, même si c’est bien après celle d’A. Moro, E. Berlinguer cesse le combat, il démissionne, devant l’immensité d’une tâche et d’une « ambition », trop « grande » pour que son corps puisse la maîtriser et la mener à bien. La mort d’E. Berlinguer est, ainsi, une sorte de victoire de la réaction et du conservatisme devant une « ambition », qui menace l’ordre établi de la politique italienne. Dans le film, Berlinguer sent que la fin est proche - ou il sent qu’il ne veut plus se battre, qu’il n’a plus assez de désir de vaincre pour cela, et il écrit une lettre à sa femme en forme de testament dans laquelle il lui demande pardon de ne pas avoir été assez là dans sa vie et qui est en même temps une lettre d’amour, une de plus. Le film le montre en train d’écrire, en hésitant, en cherchant ses mots, en se confrontant à l’obstacle de l’écriture comme à tous les obstacles politiques qu’il a pu connaître dans sa vie. « La grande ambition » est ainsi double : il s’agit à la fois d’une ambition politique et d’une ambition psychique, dans lesquelles il a l’impression d’avoir échoué, à la fois dans l’une et dans l’autre. Dans toutes les scènes d’amour entre Berlinguer et sa femme que le film nous donne à voir, il explique que c’est l’amour qui le fait tenir, qui lui permet de vivre, en même temps que le combat politique. A. Segre entend, ainsi, nous dire qu’il n’y a pas de frontière entre le désir psychique et « l’ambition » : l’un et l’autre sont des expressions du désir d’un homme. Dans son film, A. Segre montre ainsi les relations de Berlinguer avec ses enfants : il s’agit d’une famille unie qui se parle, quitte parfois, à se lancer dans des confrontations et même à de la colère dans certaines scènes du film. « La grande ambition » montre, de cette manière, que le combat politique ne se mène pas seulement dans l’espace public, mais aussi dans l’espace de la vie familiale. Nous comprenons mieux, ainsi, ce que nous savons depuis toujours, mais que nous feignons d’ignorer : la famille aussi est un espace politique, le désir est le même, qu’il s’agisse du désir amoureux ou de l’engagement politique. On ne peut pas comprendre l’un sans l’inscrire dans une sorte de globalité qui le réunit avec l’autre, mais, finalement, n’est-ce pas aussi une forme de « compromesso », de désir - ou de promesse - partagé ? La leçon des images d’A. Segre est bien celle-là : on ne partage pas un homme en deux, comme feignent de le croire ceux qui sont dans le déni de cette continuité de « la grande ambition ».
La violence et le poids de la peur qui pèsent sur Rome à ce moment
Le poids de la peur qui pèse sur Rome au temps du récit de « La grande ambition » oblige Berlinguer à disposer d’un garde du corps. L’atmosphère de Rome en ces années 70 est celle d’une ville de violence, et le film nous invite à repenser cette violence et les événements auxquels elle mène. C’est ainsi que le film nous fait comprendre, entre les mots et entre les images, que les Brigades rouges ne sont peut-être pour rien dans l’assassinat d’A. Moro : ce que montre le film, c’est que l’hostilité des partisans d’Andreotti envers ceux de Moro et leur refus obstiné d’un accord de gouvernement avec le PCI est tout à fait à même d’aller jusqu’au meurtre : Aldo Moro est enlevé, puis assassiné, juste après une rencontre avec Berlinguer, au cours de laquelle il semble favorable à une alliance totale, à un « compromis historique ».
Les confrontations entre Berlinguer et le PCI
On perçoit, dans « La grande ambition », une sorte de décalage, de différence considérable, entre le PCI de l’époque (qui allait jusqu’à 30 % des voix lors d’élections dont le film nous fait assister au dépouillement) et son déclin contemporain, qui commence, sans doute, au moment qui suit le temps de « La grande ambition », qui nous donne à voir les millions de militants, la marée humaine, lors des obsèques de Berlinguer, alors qu’aujourd’hui, il n’existe même plus sous le nom de Parti communiste et va aller jusqu’à « l’autodissolution », mais que veut dire ce mot fabriqué, « l’autodissolution », sinon le suicide ? À la mort de Moro et à celle de Berlinguer, « La grande ambition » ajoute, en quelque sorte, celle du P.C.I., mais aussi, sans doute, celle de la gauche italienne. Ne nous faisons toutefois pas trop d’illusions : sans doute cette mort est-elle la même que celle de la gauche française, incapable, de nos jours, de présenter un front uni face à la violence de la droite macroniste et à celle de l’extrême droite lepéniste.
Pour Berlinguer, les idées, l’idéal, le projet comptent plus que le Parti
« La grande ambition » nous explique dans ses mots, et dans ses images, qui consistent autant dans des mises en scène cinématographiques que dans des documents d’actualité, que c’est peut-être là que « celui qui croit au ciel » peut se réunir avec « celui qui n’y croit pas » : dans une commune recherche d’idéal, d’imaginaire. C’est une façon de résister à l’emprise des macronistes qui n’ont pas d’idées, qui n’ont que de la comptabilité, de se libérer d’une politique réduite à des petits jeux électoraux et gestionnaires sans engagement, comme celle d’Emmanuel Macron et de Sébastien Lecornu, et de contribuer à faire retrouver à la gauche un idéal politique qu’elle perdu, ne se consacrant, elle aussi qu’à des petits jeux électoraux et à la conception de petits programmes qui ne sont que des propositions sans « grande ambition ». La musique du film, magnifique, prenante, émouvante, vient nous serrer dans les bras de ses images et de ses paroles pour nous faire comprendre qu’il n’y a pas de politique sans imaginaire, sans « grande ambition ». Le refus de toutes les violences et le retour du temps du débat et des idées sont, dans le film, ce qui ouvrir le chemin du retour d’une « grande ambition », et permettre que se retrouvent, dans l’engagement, « celui qui croyait au ciel » et « celui n’y croyait pas ».
« Berlinguer. La grande ambition », film italien d’Antonio Segre, avec E. Germano, S. Abbati, F. Acquaroli, musique : Iosonouncane (2 h 02)