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Billet de blog 16 novembre 2023

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LE MYTHE DES « LOIS DE LA GUERRE »

Dans un moment comme celui que nous vivons aujourd’hui, il ne se passe pas un jour sans que, dans les médias, dans le discours politique, dans le débat public, il soit fait référence à des « lois de la guerre » qu’il y aurait à respecter. Mais est-il possible qu’il en existe ?

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La guerre est-elle une « violence légitime » ?

En 1919, un an après l’armistice du 11 novembre 1918 mettant fin à la première guerre mondiale, Max Weber rédige son essai, « Le métier et la vocation d’homme politique », un des deux textes composant son livre, « Le savant et le politique ». Après avoir servi, à sa demande, comme officier de réserve pendant la guerre (il s’occupera, en particulier, d’hôpitaux militaires allemands), il appellera, dans son pays, à la résistance contre la défaite. Il fera partie de la délégation chargée de négocier, pour l’Allemagne, le traité signé à Versailles avec les puissances alliées. Son livre est, ainsi, fondé à la fois sur une réflexion sur la société politique (l’œuvre de Max Weber est considérée comme l’une des premières à construire la sociologie) et sur une expérience pratique. C’est dans « Le métier et la vocation d’homme politique » que Max Weber écrit : "L’État est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé, revendique pour soi (et avec succès) le monopole de la violence physique légitime" (traduction de F. Malkani). Au moment où des guerres se déroulent en Ukraine et à Gaza, ces mots ont une résonance particulière et nous engagent à réfléchir sur la guerre, sur ce fait social fondamental associé, qu’on le veuille ou non, à la naissance des états. En particulier, il importe de se poser la question de l’existence de « lois » supposées régir la guerre et lui donner une légitimité. Lisons aussi, encore une fois, Clausewitz, et son « De la guerre », publié de 1832 à 1834 (Clausewitz est mort en 1831, avant d’avoir publié son livre). Dans ce livre, qui fait partie, lui aussi, des ouvrages fondant la réflexion contemporaine sur le politique, Clausewitz écrit : « La guerre est le domaine de l’incertitude ; les trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l’action restent dans les brumes d’une incertitude plus ou moins grande ». C’est pour cela que, dans « De la guerre », il écrit aussi que « la guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens ». Ces idées de Clausewitz et de Max Weber mettent sérieusement en question l’idée d’une légitimité, voire d’une rationalité de la guerre. Il ne peut pas y avoir de légitimité de la guerre, car, même si c’est l’État qui la met en œuvre, qui passe à l’acte, aucune violence ne peut être légitime.

La violence peut-elle être légitime ?

Car c’est bien la question. Il ne peut pas exister de violence légitime, car, par définition, la violence transgresse les lois, mais, au-delà, transgresse la raison et la légitimité. La violence est un passage à l’acte qui ne peut obéir à des lois car, justement, elle est en-dehors. Passer à la violence, donc violer, c’est s’affranchir des lois, c’est aller au-delà de l’espace des lois, mais, surtout, dans le même temps, c’est se situer en-dehors de la rationalité. Même si, après coup, on peut chercher des moyens d’expliquer le passage à la violence, de lui trouver des causes, il ne s’agit pas de rationalité - ce qui fait, d’ailleurs, que toutes les violences sont imprévisibles. On ne peut pas prévoir un acte violent, car, si on pouvait le prévoir, il n’aurait pas lieu. C’est vrai, d’abord, des actes de violence commis par des personnes à l’encontre d’autres. Un crime, une agression physique, sont étrangers à la raison, ils se placent en-dehors, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas de mots dans la violence, elle se situe en-dehors du langage. Mais on peut comprendre aussi de cette manière la violence commise par des états. C’est la raison pour laquelle les états qui se croyaient tout permis, y compris de tuer, soi-disant en suivant des lois, ont mis du temps à abolir la peine de mort, et c’est aussi la raison pour laquelle les polices de tous les pays continuent d’avoir des pratiques violentes. Les policiers ont tué dans notre pays, rappelons-le nous, encore récemment, au cours d’affrontements avec des manifestants. Enfin, les états commettent des violences contre d’autres états : c’est ce que l’on appelle la guerre. Pour cette raison, la violence sans nom ni nombre commise par Israël en Palestine n’est pas plus légitime que la violence commise par le Hamas à Gaza. Ce n’est parce qu’elle est commise par un état qu’elle doit se faire reconnaître et légitimer plus que celle à laquelle elle est censée répondre. La violence ne peut être légitime parce que ce que l’on appelle la légitimité est la reconnaissance, la validation, par la loi (la leg-s), par les mots du politique. C’est parce qu’elles se réduisent à la mort de l’autre que ni la violence policière ni la violence de la guerre ne peuvent se voir reconnaître aucune légitimité.

Significations de la figure des « lois de la guerre »

Reste que cette sorte de fantasme de « lois de la guerre », cette idée que les états devraient se conformer à des lois de leur violence, est bien ancrée dans le discours politique. « Au milieu de la fureur », écrit, dans Le Monde, du 15 novembre, le procureur de la Cour Pénale Internationale, Karim Khan, « des règles d’humanité s’appliquent, qui ne peuvent être transgressées ». C’est une façon de dire que, dans la folie de la violence, nous restons des êtres humains. On a toujours prétendu évaluer, apprécier, la façon dont, en menant la guerre ou en pratiquant des violences policières, les états respectent des lois, se conforment à ce que l’on peut appeler des bons usages. D’abord, il s’agit d’un fantasme de rationalité. En parlant de « lois de la guerre », on se figure que l’on va inscrire la guerre dans notre rationalité politique. On se donne l’illusion que la raison peut tout penser, y compris ce qui est impensable : la violence. Il s’agit d’une sorte de fantasme de la puissance de la philosophie qui pourrait rendre compte de tout, qui pourrait tout prévoir, qui pourrait permettre de faire face à toutes les situations, y compris les situations de violence. C’est ainsi que, par ailleurs, un autre fantasme, celui de « lois de la guerre », s’inscrit dans un ensemble de représentations destinées à comprendre l’impensable, à imaginer l’imprévisible. Mais si cette fiction est bien un discours politique, elle ne fera pas revenir les morts de la guerre, elle ne mettra pas fin aux souffrances, physiques ou psychiques, issues de la guerre. Les enfants tués et les enfants assistant, sans réponse possible, à la mort de leurs proches, ne trouveront pas de réponses dans les belles paroles sur un art de bien faire la guerre, de se figurer l’existence d’une raison de la guerre. C’est bien parce que la guerre et la violence transgressent toutes les lois et toutes les rationalités qu’elles n’apportent avec elles que la violence et la mort. Peut-être même, d’ailleurs, cette illusion de l’existence de « lois de la guerre » fait-elle partie des figures qui nous permettent de nous croire immortels. Enfin, il y a une signification idéologique à ce discours sur les lois de la guerre. Il ne s’agit pas seulement d’une illusion, mais, derrière cette figure d’une légitimité de la violence et de la guerre, ceux qui se fondent sur la violence et sur la guerre dans leur façon de régner et dans leur pouvoir tentent d’y faire adhérer celles et ceux qui les jugent. Il avait, par exemple, ainsi, existé, après la guerre du Vietnam, un « tribunal international », organisé à l’initiative du philosophe Bertrand Russell, dont le projet était de juger les auteurs de cette guerre, à commencer par les États-Unis. De même, à l’occasion de chaque guerre, des philosophes, des militants, des témoins, entreprennent d’apprécier la légitimité du projet de ceux qui s’y livrent. Mais cette illusion de la « guerre juste » est une façon de dire que c’est l’autre qui a tort. C’est une façon de plus de condamner la guerre de l’autre en oubliant soigneusement de condamner la sienne. C’est bien pourquoi la politique de répression aveugle menée par Israël en Palestine n’est pas plus légitime et n’a pas plus de valeur que les actions du Hamas. L’histoire connaît des guerres et des violences auxquelles des citoyens peuvent adhérer : la résistance française contre l’occupation nazie, la résistance algérienne contre la colonisation française, la résistance vietnamienne contre l’occupation américaine, la résistance palestinienne contre la colonisation israélienne, la résistance ukrainienne contre la colonisation russe. Ces violences ont une légitimité, justement parce qu’elles contestent la légitimité des guerres menées par les états auxquels elles résistent. Elles n’en connaissent pas pour autant de « lois de la guerre », car elles sont dans l’urgence et dans la nécessité de se défendre hors la loi.

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