Signification de l’élection présidentielle au suffrage universel direct
Faisons un rapide retour en arrière, pour mieux comprendre la signification de l’instauration du suffrage universel direct pour l’élection présidentielle. Quand, en 1962, à l’issue d’un référendum, de Gaulle modifie les règles de l’élection présidentielle pour y établir le suffrage universel direct, la France vient de sortir de la guerre d’Algérie et, ainsi, de la colonisation, et de Gaulle n’est pas loin de donner une allure monarchique au régime présidentiel institué par la Constitution de 1958 dont il avait pris l’initiative pour en finir avec le régime de la IVème République. Dans ce régime, le président de la République dispose de pouvoirs étendus et il s’inscrit dans une sorte de confrontation avec les autres pouvoirs de l’État, en particulier le pouvoir législatif qui, comme toujours, prend la forme du Parlement. En faisant élire le président de la même façon que les députés, la réforme de 1962 lui donne, au fond, un pouvoir et une légitimité semblables à la leur. La logique de l’élection présidentielle au suffrage universel direct est bien de doter le président d’une identité politique comparable à celle de l’Assemblée nationale – qu’il a, d’ailleurs, le droit de dissoudre. En même temps, le président dispose, en cas de crise ou d’urgence, des pouvoirs exceptionnels conférés au chef de l’État par l’article 16 de la Constitution – mis en application, il est vrai, rarement. En le faisant élire au suffrage universel direct, la Constitution fait du président un acteur politique doté d’une légitimité, et, donc, de pouvoirs comparable à ceux de l’Assemblée.
L’autre signification de cette élection présidentielle au suffrage universel direct est d’établir un lien direct entre le président et le peuple, un lien qui, en quelque sorte, passe par-dessus les partis. De Gaulle avait toujours détesté les partis – qu’il dénigrait, et, comme Macron, il avait conçu un parti qui lui était complètement soumis, comme La république en marche. Ce parti a pote plusieurs noms : il s’est appelé l’U.N.R. (Union pour une nouvelle République, l’Union démocratique pour une Vème République, et, aujourd’hui, les Républicains sont porteurs d’une part de son héritage. En prévoyant que le président soit élu au suffrage universel direct, la Constitution le situe en-dehors des partis, puisque sa personne est en relation directe avec le peuple français, un peu comme un roi, finalement. Cette évolution, au demeurant, est liée à l’évolution des médias et de la communication politique, puisque la télévision a permis au président d’accentuer la personnalisation du pouvoir en lui donnant un média lui permettant de se montrer aux citoyens (au « peuple ») et de se faire entendre personnellement dans l’espace public. Les « étranges lucarnes », comme écrivait André Ribaud, dans un feuilleton intitulé La Cour dans Le Canard enchaîné, ont permis au souverain, à cette sorte de nouveau monarque d’être immédiatement près de ses sujets.
Sans doute est-il inutile de souligner qu’E. Macron se situe directement dans cet héritage, un peu, d’ailleurs, comme V. Giscard d’Estaing ou F. Mitterrand dans leur temps.
La recomposition contemporaine des identités politiques
C’est bien dans ce cadre institutionnel qu’il faut comprendre, aujourd’hui, la recomposition des identités politiques à laquelle nous assistons. Les anciens partis, qui dominaient la vie politique et qui constituaient, pour elle, les identités et les appartenances des acteurs et des personnages qui la vivent, semblent tous en crise, tandis qu’émergent de nouvelles identités plus ou moins fondées autour de personnages, comme L.R.E.M. autour d’E. Macron ou les Insoumis autour de J.-L. Mélenchon. Si l’on peut parler, aujourd’hui, d’une recomposition des identités politiques, c’est aussi parce que les thèmes qui dominaient les engagements depuis les débuts de notre démocratie sont eux-mêmes en cours de recomposition. Après les crises qu’ils ont connues ou qu’ils continuent de connaître, le socialisme et le libéralisme sont soumis à des sortes de mutations, l’État lui-même s’est affaibli, qu’il s’agisse des formes qui étaient les siennes, autour d’un état centralisé et fort ou du rôle qui était le sien dans la vie économique de notre pays. Ces mutations touchent les partis, qui sont, aujourd’hui, en quelque sorte, forcés d’imaginer de nouveaux projets politiques, de s’exprimer dans une nouveau langage politique, d’élaborer une nouvelle agora, un nouvel espace public de délibération et de débat. Sans doute l’élection présidentielle constitue-t-elle un moment particulièrement fort de cette recomposition en cours. Peut-être la multiplication des candidatures est-elle une sorte de symptôme de la naissance de ces nouvelles identités qui structurent le débat public.
L’éloignement des partis des débats contemporains
De nouvelles questions sont apparues, tandis que d’anciens débats ont fini, peu à peu, par disparaître. C’est ainsi, par exemple, que les questions internationales se sont déplacées : à la confrontation entre l’Est et l’Ouest a succédé une autre conflictualité – entre le Nord et le Sud, tandis que l’espace politique international était bouleversé par l’apparition de la violence terroriste qui est venue donner, en quelque sorte, une nouvelle forme à la guerre, la guerre sortant du domaine de la confrontation entre les états pour s’inscrire dans de nouveaux espaces fondés sur de nouveaux enjeux. C’est ainsi, d’une autre manière, que les questions environnementales ont fini par connaître une véritable urgence, tant dans le domaine de la pollution que dans celui du réchauffement climatique. C’est ainsi, également, que les questions de santé sont devenues des questions mondiales, comme on a pu s’en rendre compte lors de l’apparition du S.I.D.A., ou du S.R.A.S. ou encore, aujourd’hui, du Covid-19. Il est, d’ailleurs, significatif que ces nouvelles maladies ne soient plus désignées par des noms, mais par des abréviations de termes scientifiques, ce qui montre bien qu’elles ne se sont pas pleinement inscrites dans les paroles des populations et dans le débat public.
Or ces questions n’avaient pas de place dans la culture politique des partis classiques, contraints, aujourd’hui, s’ils veulent poursuivre leur existence, de se donner de nouveaux discours, de nouveaux projets – peut-être même de nouveaux acteurs. Si des mouvements comme, dans notre pays, celui des « gilets jaunes », ont pu connaître le succès et rencontrer l’audience qu’on leur connaît, c’est qu’ils ont parlé aux populations un nouveau langage, plus proche du leur.
En effet, les partis se sont peu à peu éloignés, le plus souvent sans s’en rendre vraiment compte, des débats contemporains et des questions que se posent les peuples qu’ils ont laissés en attente de réponses. Ce silence des partis devant les questions du monde contemporain peut expliquer pourquoi les peules s’éloignent d’eux – cet éloignement ne datant pas d’aujourd’hui, comme on l’a vu, mais atteignant aujourd’hui une dimension critique, qui peut expliquer pourquoi les peuples ont peu à peu cessé de leur faire confiance.
Retrouver les lieux de l’espace public
Dans tous les pays, pas seulement le nôtre, il devient urgent, pour eux, que les partis finissent par prendre pleinement conscience de cette crise et se mettent à imaginer les mots et les idées qui pourront répondre aux attentes des citoyens et susciter leur engagement t leur adhésion. Pour vivre et continuer à jouer leur rôle – c’est-à-dire structurer les idées politiques et leur donner des modes d’engagement et d’action dans l’espace public, les partis doivent imaginer des mots nouveaux, ils doivent puiser dans leurs cultures et dans les histoires qui sont les leurs, des façons nouvelles de s’inscrire dans le débat public.
C’est tout l’espace public qui est à reconstruire : sans doute s’agit-il de l’enjeu majeur du débat qui s’ouvre dans notre pays jusqu’en avril.