L’argent de l’autre
La dette est ce que l’on doit à l’autre : les latins l’appelaient aes alienum, « l’argent de l’autre ». C’est l’argent dont nous disposons sans qu’il soit à nous parce que nous devons le rembourser, le remettre dans la bourse d’où il vient, celle de l’autre, qui est notre créancier, parce que, s’il nous a prêté de l’argent, s’il nous fait crédit, c’est qu’il croit en nous, qu’il nous fait confiance. La dette est un argent que nous devons rembourser, dont nous pouvons disposer temporairement, mais qui reste un argent de l’autre qu’il nous laisse, en quelque sorte, en dépôt. C’est pourquoi la dette établit une relation entre l’autre et nous : elle a la signification économique d’une communication, dans le long terme, entre deux partenaires. Il existe deux dimensions de la dette, une dimension privée, singulière, entre deux personnes, et une dimension politique, entre deux pays :; c’est pourquoi, comme la médiation désigne une relation entre le singulier et le collectif, on peut parler d’une médiation économique de la dette.
La dette est une soumission à l’autre
Comme la dette est un argent que nous devons à l’autre, elle est une soumission à lui ; de ce fait, elle est un pouvoir de l’autre sur nous. Nous sommes dans la dépendance à l’égard de l’autre, à la fois parce qu’il dispose d’une emprise sur nous et parce que, tant que nous ne nous sommes pas libérés de la dette, nous sommes soumis à son temps, à son pouvoir, en dépendant de lui. La dénomination latine de la dette l’exprime bien : comme il s’agit de l’aes alienum, la dette est une forme d’aliénation. C’est pourquoi il importe de penser la dette en termes de pouvoir : qu’il s’agisse d’un pouvoir pleinement politique comme dans le cas de la dette d’un pays ou d’un pouvoir articulant une dimension singulière et une dimension collective, dans le cas de la dette d’un particulier, la dette se pense en termes de soumission et de dépendance, et cela lui donne une signification politique. La dette est à la fois une emprise d’une autre personne sur nous ou d’un pays sur un autre : on peut parler, en ce sens, d’une puissance de la dette.
La dette est une emprise dans le temps
Le temps de l’endetté n’est plus le sien, car il n’est plus maître de son temps, il est piégé dans le temps de l’autre, car la dette est, pour lui, un horizon contraint. On peut parler d’un temps de la dette. Dans sa dimension singulière, le temps de l’autre est un temps commun à deux personnes, qui s’inscrivent dans la même temporalité de la dépendance. Mais, en réalité, il s’agit d’un temps d’une double dépendance : l’endetté se situe dans le temps d’un impératif du remboursement, mais le créancier se situe aussi dans une dépendance dans le temps - ne serait-ce que parce que, tant qu’il n’est pas remboursé, cet argent lui manque. Dans sa dimension collective et politique, le temps de l’autre est une emprise politique d’un pays sur un autre, qui engage un temps politique en définissant une forme d’histoire commune. Les deux pays liés l’un à l’autre par ce que l’on peut appeler un pacte de la dette partagent, dès lors, une histoire commune, celle de leur activité économique et financière et celle de leur identité politique.
Les intérêts de la dette : une sorte de « loyer » de l’argent
Si j’ai une dette, des intérêts peuvent s’ajouter à ce que je dois rembourser, car mon créancier estime qu’en me prêtant de l’argent, il peut me faire payer une sorte de loyer pour cet argent. C’est pourquoi une véritable économie de la dette a pu se construire dans une dimension singulière et dans une dimension collective. La figure du loyer de l’argent s’inscrit dans la dimension singulière de la dette : il s’agit d’un loyer comparable à celui que je dois au propriétaire de mon logement pour pouvoir y vivre et en disposer. Dans la dimension collective et politique de la dette, le « loyer de l’argent », les intérêts dûs par un pays à un autre, ne consistent pas réellement dans la logique du loyer, mais dans celle du pouvoir. C’est pourquoi toute une économie politique de la dette s’est construite, au fur et à mesure que les besoins de financement des pays devenaient de plus en plus importants. Des organisations internationales de l’économie se sont, ainsi, instituées, pour réguler l’endettement des pays. Mais tout simplement, la dimension politique de la dette s’inscrit dans les diverses formes de l’investissement élaborées dans le système économique du capitalisme. Investir dans une entreprise, c’est susciter l’élaboration d’une dette de cette entreprise : les capitaux des entreprises sont fondés à la fois sur des ressources propres et sur des ressources apportées par des investissements de particuliers ou d’autres entreprises. De la même manière que les loyers des logements ont institué une économie politique du logement, les investissements finançant les entreprises ont institué une économie politique de la dette inscrite dans celle du capital.
Qu’est-ce que la « dette » d’un pays ?
Une fois de plus, le discours sur l’économie confond singulier et collectif. Il n’est pas sûr que l’on puisse parler de dette à propos d’un pays comme on peut en parler à propos d’une personne. S’il est vrai que les investissements dans des pays ou dans des entreprises donnent naissance à une économie politique de la dette, il importe de distinguer ces deux formes de dépendance fondées sur la dette, la dimension singulière et la dimension collective. On peut penser la « dette » d’un pays de deux manières.
D’abord, il s’agit, comme nous l’avons vu, d’un pouvoir d’un pays sur un autre. L’argent dû par un pays à un autre parce que ce pays le lui a emprunté ou parce que le pays créancier a investi dans l’autre est une tutelle, une domination du pays créancier. Tant que la figure de la dette s’impose dans les relations entre les pays, la logique du pouvoir et de la domination donne aux relations économiques la puissance politique du pouvoir. Ce pouvoir peut être celui d’un état sur un autre ou celui d’une organisation internationale sur un pays. C’est pourquoi des organisations internationales comme le Fonds monétaire international sont nées après la guerre, organisant le pouvoir des états dominateurs sur les autres en fondant ce pouvoir sur le système international des monnaies, reposant sur leurs dépendances mutuelles exprimées par la dette.
Par ailleurs, la dimension internationale de l’endettement se manifeste dans le système monétaire et dans l’institution d’organisations régulant les mécanismes de l’endettement et de la dépendance des pays. La monnaie exprime la valeur reconnue à l’économie d’un pays, à son activité économique, mais aussi à ce que ce pays représente à l’égard des autres en termes de puissance. C’est pourquoi la valeur d’une monnaie comparée à celle des autres peut aussi représenter le capital ou l’endettement de ce pays et, ainsi, les pouvoirs dont il, dispose ou ceux auxquels il est soumis à l’égard des autres pays du système économique et monétaire international.
La figure de la dette : une conception morale de l’économie
En réalité, la figure de la dette, ce que l’on peut appeler la symbolique de la dette, tant sa dimension personnelle que dans sa dimension politique, représente une approche de l’économie en termes de morale, car la dette est une figure du devoir. C’est pourquoi il s’agit d’une sorte de « sur-moi » économique qui s’impose aux personnes, et d’une évaluation morale de l’activité économique des pays. Cette conception morale de l’économie s’est notamment imposée aux personnes dans le prolongement des morales d’origine religieuse notamment dans les cultures fondées par les religions monothéistes dans lesquelles la divinité est une représentation transcendante de la personnalité individuelle. Dans l’économie politique libérale, c’est la culture protestante qui a construit ce que l’on peut appeler cette figure morale et politique de la dette, comme l’a bien montré Max Weber, notamment à partir de l’époque de la Réforme qui s’est trouvée coïncider avec l’époque où se construisait le système bancaire qui est encore le nôtre.
Une confusion entre le singulier et le collectif
Sans doute, dans les discours politiques, au sujet de la « dette publique » (ce qu’un état doit à ses citoyennes et à ses citoyens) ou au sujet de la « dette » d’un pays à l’égard d’un autre pays ou à l’égard d’organisations internationales, ou encore dans le cadre d’emprunts publics, le recours à la figure de la dette repose-t-il sur une confusion entre la dimension singulière de l’activité économique et sa dimension collective. Quand une personne doit de l’argent à quelqu’un ou à une entreprise, dans le cadre d’un achat à crédit, par exemple, il est seul à devoir le rembourser, la dette structure sa relation à l’autre. C’est pourquoi cette dette contribue à alourdir ses charges financières. Elle le pénalise, en quelque sorte, ou, en tout cas, l’affaiblit, surtout à l’égard de son créancier. En revanche, la dette d’un état ou même celle d’une entreprise peut lui permettre de se renforcer par des investissements et constitue une manifestation de son pouvoir. En ce sens, elle a une incidence positive sur sa place dans le système de l’économie politique. Mais, si la dette constitue une figure négative et pénalisante, notamment pour le discours de droite, c’est parce qu’elle repose sur une confusion entre les incidences de la dette d’une personne et celles de la dette d’un état, d’une institution ou d’une entreprise. Le discours politique qui condamne la dette ou qui la présente sous une forme négative, pénalisante, repose sur la confusion entre ces deux dimensions de l’économie, la dimension singulière et la dimension politique. C’est sur cette confusion que repose l’approche morale de l’économie politique, elle-même, pour le moins, à critiquer, voire à dénoncer.