Une coupure politique : la naissance d’Israël et un ghetto légitimé
Rappelons-nous : la chute de l’empire ottoman à l’issue de la première guerre mondiale entraîna la défaite de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et de la Turquie et la recomposition du Proche-Orient, structuré autour d’états-nations nouveaux. Dans la perspective de cette restructuration qui semblait probable, Balfour, secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères fit une importante « déclaration » qui porte son nom. La « déclaration Balfour » envisageait, pour la première fois, l’institution d’un état juif en Palestine. Le concept du futur « état d’Israël » était né. C’est ainsi que fut élaboré ce ghetto accepté, un état consistant en un ghetto. Cela entraîna la première guerre de Palestine, car les Palestiniens étaient là, qui étaient chassés de leur pays par l’institution de ce nouvel état. Au-delà, ce qui n’a jamais cessé dans cette région du monde, ce sont les guerres entre Israël et les pays arabes de la région. Mais, ainsi, ce qui était une guerre entre des pays devient, peu à peu, une guerre de religion, car l’affaiblissement de l’état palestinien laïc, celui de Yasser Arafat, et, aujourd’hui, de M. Abbas, poussa les Palestiniennes et les Palestiniens à se tourner vers des mouvements comme le Hamas dont le nationalisme s’exprima dans un nationalisme religieux. La naissance du ghetto légitime d’Israël entraîna ainsi le cycle de violences entraînées par toutes les nations fondées sur des religions et sur la confusion qu’elles manifestent entre le réel du politique et l’imaginaire du religieux.
Israël à la recherche d’une hégémonie impossible
Il a été écrit et dit qu’Israël semble à la recherche d’une hégémonie régionale. Mais une telle hégémonie est, tout simplement, impossible, car elle supposerait ou que toute la région soit juive, ou qu’Israël en finisse avec son identité. Même s’il se murmure, ici et là, dans les milieux israéliens d’extrême droite, que l’actuel gouvernement d’Israël ne serait pas hostile à un tel projet, une hégémonie de cette nature sur le Proche-Orient est impossible pour au moins deux raisons. La première est qu’il faudrait en finir avec l’identité juive d’Israël. Tous les pays du Proche-Orient ne sont pas de culture juive, et il faudrait, alors, être dans le déni de leurs identités, de leurs nationalités, de leurs cultures. La deuxième raison pour laquelle il est impossible qu’Israël exerce une hégémonie sur le Proche-Orient est que, depuis sa création, il a toujours échoué : Israël n’est jamais parvenu à en finir avec l’opposition des pays arabes et à les vaincre dans les confrontations armées qu’ils ont été amenés à engager avec lui. Sans doute faut-il ajouter une dernière raison pour laquelle une hégémonie israélienne sur le Proche-Orient est impossible : plus aucun pays dans le monde n’est en mesure d’exercer une véritable hégémonie, même les États-Unis. Sans doute, en ce sens, importe-t-il de repenser la question israélienne, d’entreprendre un nouveau travail sur l’identité politique israélienne et sur sa place dans le « concert des nations » du Proche-Orient.
La question palestinienne
Nous voilà, donc, de nouveau, face à la question devenue la question majeure du Proche-Orient contemporain : la question de la Palestine. C’est une autre question majeure sur laquelle repose, en réalité, l’issue des conflits du Proche-Orient. De près ou de loin, tous les pays du Proche-Orient, leurs engagements, leurs actions diplomatiques, leurs relations internationales, sont dominés par la question palestinienne. On pourrait même aller plus loin. : avec le temps, c’est la question palestinienne qui a fini par constituer l’élément fondateur des identités politiques de tous les pays de cette région du monde. Tout se passe comme si la question palestinienne avait fini par devenir l’unique clé de lecture des confrontations entre les pays du Proche-Orient, comme si elle était devenue le mode de rationalité politique seul à permettre de penser le Proche-Orient. On peut même se demander si, au fond, la connotation religieuse de l’espace palestinien ne s’inscrit pas, elle-même, depuis le début, dans un mode de rationalité politique proche-orientale de l’espace politique. Peut-être est-ce en raison de cette place de l’identité palestinienne dans la géographie politique et culturelle du Proche-Orient qu’elle fonde l’ensemble de nos méthodes d’analyse et de compréhension des cultures juives, chrétiennes et arabes. Il s’agit d’une sorte d’espace mythique, au sens où un mythe formule une identité.
En finir avec la violence
De nos jours, c’est l’urgence : il faut en finir avec la guerre, avec la recherche de la destruction de l’autre. Les pays arabes qui sont en guerre sont soumis à la violence qui leur est imposée par l’état d’Israël qui semble souhaiter, sans que cela ait été dit en toutes lettres, dominer seul la région et expulser toutes et celles et tous ceux qui y vivent aujourd’hui. La véritable violence est là, c’est elle qui entraîne les autres. Les violences mises en œuvre par les pays soumis à la colonisation israélienne ne sont que des actes de résistance contre une hégémonie qu’ils rejettent car elle ne se fonde pas sur un pouvoir démocratique. Pour en finir avec la violence, ne nous trompons pas : il faut en finir avec la colonisation, car toutes les colonisations, dans tous les pays du monde et à tous les moments de l’histoire, ont entraîné des violences, qu’il s’agisse des violences commises dans le champ des actes de résistance ou des violences commises par les pays colonisateurs pour imposer leur domination. En Palestine, la violence dure depuis qu’en 1948, après la guerre de 1939-1945 et la fin de la folie nazie, les pays du monde ont voulu régler leur dette morale à l’égard de la culture juive sur le dos des Palestiniennes et des Palestiniens qui vivaient là. Pour en finir avec la violence en Palestine, il faut commencer par repenser les identités nationales qui se confrontent les unes aux autres dans cette partie du monde.
L’oubli des peuples
Plus peut-être que, comme dans d’autres régions du monde, ce sont les peuples qui sont les oubliés de la politique. La politique s’est toujours construite et mise en œuvre par les puissants du monde au détriment des peuples qui vivaient dans les pays qu’ils avaient conquis. C’est en raison de la mise en œuvre de toutes les politiques impérialistes menées par les pays riches ou puissants que les peuples ont été oubliés dans les politiques du monde. Mais, dans le même temps, ainsi oubliés, les peuples n’avaient plus d’autre moyen que la violence pour se faire entendre dans l’espace public du monde, puisque leurs mots n’étaient plus compris ni même entendus par les autres pays. La situation conflictuelle que nous connaissons au Proche-Orient, sans discontinuer depuis la fin de la première guerre mondiale, n’a pas d’autre raison que l’oubli des mots des peuples des pays de cette région. À la fin des empires a succédé le morcellement des nations, mais on n’en n’a pas pour autant écouté les femmes et les hommes qui habitaient là, qui y étaient nés, qui y avaient leurs cultures, leurs modes de vie et leurs projets. En oubliant les peuples, le concert des nations du monde, profondément désaccordé, s’est fait lui-même le fossoyeur de la région du Proche-Orient, et l’a lui-même livré à la violence, à la guerre et au silence de la mort.
Que faire ?
C’est la question qui se pose de nos jours, depuis qu’à la violence du Hamas a succédé une autre violence, bien plus importante, celle d’Israël. Comme à toutes les époques du monde, les mots ne se parlent pas dans cette région, ils ne se font pas entendre et ne se font pas comprendre : seuls se font entendre le bruit des armes, la fureur des armées, le silence de la mort. Dans ces conditions, la seule façon de parvenir à instaurer un système de paix dans la région palestinienne est de la libérer des entraves nationales. Je ne suis même pas sûr que, comme cela est souvent évoqué, un partage de la Palestine en deux états soit une issue, car ces deux états, l’un juif et l’autre arabe, ne figureraient que deux ghettos l’un à côté de l’autre. Sans compter qu’il y a aussi dans la région des populations chrétiennes et des habitantes et des habitants sans religion qui n’auraient leur place ni d’un côté ni de l’autre. Mais, pour libérer la région des contraintes imposées par les actuelles identités nationales, il faut en venir à instituer des nations rassemblées dans un état laïc de Palestine. La Palestine ne pourra pleinement exister que si elle est réellement libérée des contraintes imposées par les cultures religieuses. Sans doute, d’ailleurs, le poids de la question religieuse est-il aussi fort et aussi violent que parce que les conceptions laïques de l’état n’ont pas pu trouver la force de s’exprimer et de convaincre les habitantes et les habitants de la région de se libérer eux-mêmes des identités religieuses. Ne nous trompons pas : d’autres régions du monde sont aussi entravées par la violence des conflits entre les religieux, comme, par exemple, l’Inde et le Pakistan. Mais nous devons comprendre l’urgence de la nécessité de repenser, de nos jours, le Proche-Orient en le fondant sur d’autres identités que les identités religieuses. À la question « que faire ? », la première réponse est qu’au moins les grandes puissances consentent à lire le conflit palestinien dans d’autres langages que ceux des mots des religions. L’urgence est là, de nos jours : alors que l’on pouvait croire que le monde s’en était libéré, il faut le libérer de la pression et de la violence des identités religieuses. C’est, d’ailleurs, le même poids des questions religieuses qui explique, en Syrie, le conflit entre les Druzes et le pouvoir syrien. Pour repenser le Proche-Orient, il faut repenser le politique en le libérant des pouvoirs du religieux.