Un état palestinien ferait de la Palestine la terre de deux ghettos
Les délires colonialistes ont changé le sens de la revendication d’un état palestinien. Rappelons-nous l’histoire. En 1917, vers la fin de la première guerre mondiale, au cours de laquelle l’empire turc était allié aux Allemands et, avec eux, avait donc perdu la guerre, Lord Balfour, le secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères, avait imaginé l’institution d’un état dans lequel, disait-il, « les Juifs auraient la majorité ». L’institution d’un tel état a changé de sens à l’issue de la deuxième guerre mondiale : il ne s’agissait plus de solder la fin de l’existence de l’empire ottoman, mais de tenter d’en finir avec la culpabilité du monde vis-à-vis des juifs et de l'entreprise hitlérienne de leur extermination. Situé sur la terre de naissance du peuple juif, l’état d’Israël a été institué en 1949 par les autres pays du monde, qui, ce faisant, avaient « oublié » que la Palestine était elle-même habitée et voulaient instituer un état sur une terre qu’il avait fallu commencer par vider de ses habitantes et de ses habitants. C’est l’événement que les Palestiniennes et les Palestiniens nomment la « Nabka », la « catastrophe » et qui avait donné lieu à la première guerre de Palestine, en 1948. Mais, en voulant racheter ainsi la faute du nazisme, les pays du monde ont, peut-être sans s’en rendre compte, on ne peut pas le savoir, donné naissance à un ghetto. Ils ont chassé les Palestiniens de leur terre et ils ont suscité la naissance d’un ghetto - comme si les juives et les juifs ne pouvaient vivre que dans des ghettos. Aujourd’hui, mais depuis longtemps, les Palestiniennes et les Palestiniens veulent en finir, eux aussi, avec leur catastrophe en quelque sorte originelle et revendiquent, à leur tour, la naissance d’un état porteur de leur identité. Mais il importe de repenser la signification de l’institution d’un tel état. Comme beaucoup de revendications dans la vie politique, cette revendication-là a plusieurs significations. D’abord, il s’agit de revendiquer l’égalité entre les Palestiniens et les Israéliens. Pourquoi les uns auraient-ils droit à un pays incarné par un état et par les autres ? Ensuite, il s’agit d’en finir avec une autre inégalité, de nature économique. Institué par des habitantes et des habitants issus, au commencement, de pays développés et même riches, Israël a connu un développement et une croissance qui ont fait de lui un pays bien plus riche que ne le sont aujourd’hui les Palestiniennes et les Palestiniens. La revendication d’un état palestinien a ainsi le sens de la recherche d’une égalité et celle d’un pays dans lequel les Palestiniens pourraient à leur tour réaliser le projet d’un état riche et développé. Enfin, il s’agit de solder les comptes qui leur ont été, au début, défavorables, de la déclaration Balfour et de la naissance de l’état d’Israël : il s’agit de permettre aux Palestiniens d’avoir, eux aussi, un avenir leur permettant de construire des projets et de les réaliser. Mais, finalement, la naissance d’un état palestinien à côté de l’état israélien ne consisterait qu’à donner naissance à deux ghettos l’un à côté de l’autre : un ghetto palestinien à côté du ghetto israélien. Ces deux pays seraient refermés sur eux-mêmes autant l’un que l’autre. Sans compter que des excités des deux pays chercheraient, eux aussi, à s’agrandir en empiétant sur le territoire d’à côté comme le fait, de nos jours, l’extrême droite israélienne.
Le Hamas et la droite israélienne veulent enfermer leurs peuples dans deux ghettos
Ce que veulent les partis du radicalisme religieux, c’est profiter de la guerre et de ses impasses pour donner naissance à deux ghettos. Même sans parler des délires nationalistes de B. Netanyahou, le premier ministre israélien de droite, qui veut exterminer les Palestiniens, la coexistence, même pacifique, de ces deux pays institués en deux états, ne consisterait que dans le voisinage de deux ghettos aussi enfermés l’un que l’autre sur des projets de clôture extrémistes religieux. Le Hamas et le Likoud ont, finalement, le même sens pour les pays dans lequel ils sont nés : l'enfermer dans des projets nationalistes fondés, l’un comme l’autre, non sur leur croissance et sur les échanges avec le voisin, mais sur l’extermination du pays d’à côté. Ni le Hamas ni le Likoud et ses alliés ne sont intéressés par la croissance, par les échanges et par le progrès social : tout ce qu’ils veulent, c’est fonder sur la religion la fermeture de leur pays sur des projets réactionnaires de retour à des ghettos et à l’absence de débat, de culture et de modernité. La naissance d’un état palestinien est un projet trompeur : derrière la revendication, à la légitimité indiscutable, d’une égalité entre les deux peuples de la Palestine et de leurs cultures, il s’agit d’un projet d’enfermement, comme si seuls deux ghettos pouvaient constituer le projet politique de ces deux états, leur avenir. Enfermer le pays, c’est faire de lui un pays « forclos », comme le dit Freud à propos des sujets psychotiques, enfermés au-dehors de leur identité impossible, ainsi, à exprimer. Le projet du Likoud et celui du Hamas consistent à faire de leurs pays des pays forclos, c’est-à-dire des pays fous - au sens d’une folie politique, car une véritable identité se fonde sur l’expression d’une relation à l’autre, et non sur son exclusion.
L’évolution historique de l’état d’Israël et de la Palestine contemporains
Lors de sa naissance, l’état israélien avait plusieurs significations. La première était de répondre à la volonté nazie d’extermination du peuple juif, en permettant à ce dernier de retrouver une terre qui lui serait propre. La seconde était de susciter la fondation d’un état socialiste : les premiers dirigeants d’Israël, à commencer par D. Ben Gourion, étaient social-démocrates, et c’était le sens qu’ils voulaient donner à leur projet. C’est peu à peu, notamment avec l’évolution de sa population, en particulier avec la venue d’habitantes et d’habitants de droite et d’extrême droite issus de pays de l’Est européens et du Proche-Orient, que la droite en est venue à supplanter la social-démocratie à la tête de l’état israélien, en ajoutant une troisième signification à son projet, la sienne, qui consiste dans une transformation profonde du projet israélien. En passant d’un projet social-démocrate à un projet de droite, l’état d’Israël est passé de celui d’un état ouvert - si peu que ce soit - à des relations avec les pays de la région à celui d’un état fermé sur lui-même et n’aspirant qu’à faire disparaître les Palestiniens en les « avalant », en les abordant dans un objectif de conquête ne visant qu’à être le seul état légitime de la Palestine. Sans doute cela peut-il s’expliquer en partie par le fait que la nouvelle génération des dirigeants d’Israël n’a pas connu sa fondation et ne peut donc pas comprendre que cet état puisse être ouvert à des idées social-démocrates et à des relations avec les états de la région. L’évolution de l’état israélien contemporain consiste dans une fermeture progressive, dans l’abandon progressif des engagements social-démocrate. C’est que ce ne sont pas seulement les dirigeants qui sont concernés par une telle évolution, mais l’ensemble des habitantes et des habitants de ce pays. Mais cette évolution porte aussi la trace d’une autre, liée à l’engagement de droite et à la perte de l’engagement social-démocrate, vers la disparition de la laïcité et la soumission des pouvoirs au pouvoir de la religion. En ce point, l’Israël d’aujourd’hui et le Hamas et les dirigeants palestiniens contemporains connaissent cette soumission du politique au religieux. En effet, les Palestiniens de notre temps ne sont pas ceux qui, comme Y. Arafat et M. Abbas, se sont battus pour la reconnaissance d’un état palestinien laïc, mais ont fini par se reconnaître dans les mouvement du radicalisme islamiste et dans sa violence devant l’échec des mouvements palestiniens laïcs à faire reconnaître un état.
Un état laïc associant plusieurs cultures
C’est que tout le problème semble bien là. S’il existe deux états, l’un israélien et l’autre, encore en gestation, palestinien, il n’existe qu’une seule nation : la nation palestinienne. Pour en finir avec la violence, peut-être faudrait-il finir par poser le problème de la Palestine autrement : et si l’on pouvait imaginer un état laïc associant des habitantes et des habitants juifs, des habitantes, des habitants arabes ou musulmans, des chrétiens et des habitantes et des habitants sans religion ? Pour que la nation palestinienne puisse, enfin, rassembler des habitantes et des habitants qui ne s’y fassent pas sans cesse la guerre et qui ne soient plus soumis à la folie de partis religieux radicaux, il faut se mettre à imaginer un état laïc. Après tout, la plupart des grands états du monde n’ont pu concevoir une vie politique et des institutions qu’en se libérant, eux aussi, du fardeau de la religion, à commencer par le nôtre. Au lieu de confondre identité nationale et identité religieuse, comme le ferait la coexistence de deux états en Palestine, il est temps, aujourd’hui, de concevoir, dans ce pays, un état ouvert à toutes les cultures. C’est ainsi qu’il faut poser la question de l’état palestinien pour en finir avec les guerres, qui ne sont plus des guerres entre états ou entre pays, mais des guerres de religion. Un autre problème se pose alors : le fait que, dans l’espace public international, les autres pays du monde ne peuvent parvenir, eux non plus, à repenser la Palestine, enfermés qu’ils sont, eux-mêmes dans des cultures religieuses qui les empêchent d’avoir une vision laïque de la question palestinienne. Il est temps que changent les regards de tous sur la Palestine et celles et ceux qui veulent y vivre.