Un pouvoir sourd
Qu’est-ce qu’une conférence de presse ? Cette sorte de genre rhétorique des pouvoirs s’est peu à peu imposé au moment où les grands médias faisaient leur apparition dans l’espace public, en particulier lors de la naissance de la télévision. En France, de Gaulle était très familier de ce nouveau type de discours, remarquable, en particulier, par sa mise en scène convenue, venant imposer des normes toujours semblables : le président sur la scène, flanqué, d’un côté, par « ses » ministres, et, leur faisant face, par ses collaborateurs, face au parterre des journalistes, comme des spectateurs. Macron a rejoué la mise en scène de de Gaulle. Se prend-il pour lui ? Se rêve-t-il à la place de celui qui a imaginé les institutions de la Vème République ? Se conçoit-il comme un monarque ? Sans doute un peu tout cela. Mais il faut approfondir ce qu’est une conférence de presse. Dans une logique démocratique, cela devrait être l’occasion d’un échange, d’un dialogue (c’est cela, une conférence) entre un pouvoir exposant ses choix, ses projets, ses orientations, et des journalistes faisant leur travail : informer, communiquer à leurs lecteurs ou à leurs auditeurs les propos tenus par le chef de l’État, mais aussi discuter avec lui, le soumettre à des questions librement posées, l’engager dans un débat avec eux. Ce n’est pas de cela qu’il a été question mardi. En effet, les journalistes posant des questions avaient été triés sur le volet (c’est ainsi que Mediapart, qui ne doit pas avoir trop « bonne presse », justement à l’Elysée, n’a pas pu poser la douzaine de questions qu’il avait à poser), il n’y a pas eu beaucoup de questions, les réponses étaient préparées à l’avance, ce qui fait qu’il n’y a pas eu de dialogue : comme d’habitude, peut-être même encore plus, le pouvoir s’est montré tel qu’il est : un pouvoir sourd.
Deux moments récents du quinquennat
Il est important de relier la conférence de presse de mardi à un autre discours récent du président : les vœux du 31 décembre. D’un discours à l’autre, mais sans doute depuis le début des quinquennats, même si c’est sans doute plus marqué encore depuis le début de cette année, l’orientation du pouvoir est de plus tournée vers la droite, et même vers une droite de plus en plus marquée : ce que l’on appelle l’extrême droite. En particulier, il faut noter cette tendance au refus de dialoguer et de débattre que l’on retrouve dans une habitude classique des pouvoirs rejetant le débat qui consiste à amalgamer toutes les oppositions véritables en mettant dans le même « sac » les « extrêmes » - en l’occurrence : le Rassemblent national et les Insoumis. Dans ces deux moments du quinquennat, E. Macron a semblé, encore plus qu’avant, s’enfermer dans sa bulle de pouvoir et de surdité, sans entendre les oppositions dans ses vœux ni les journalistes dans sa conférence de presse. Semblant devenu sourd, le président est sans doute enfermé dans une forme de psychose politique : dans cette véritable forclusion rejetant le dialogue et la communication véritable, on n’est pas très loin d’une véritable folie. Mais, à défaut de sens, cette folie a une orientation : elle est une folie qui va, peu à peu, vers l’horizon de l’extrême droite, ce qui fait que, même dans son propre camp, on commence à se poser des questions.
Des mots nouveaux
Des mots nouveaux ont surgi dans le lexique présidentiel. J’en retiendrai deux. Le premier est la référence à la « bio-économie », dans une tribune qu’E. Macron avait publiée dans Le Monde du 31 décembre, pour en souligner l’intérêt. D’abord, une telle approche de l’économie est une façon de plus de tenter, comme toujours, de dépolitiser l’économie, alors que nous savons tous, notamment depuis que Marx l’a expliqué, que l’économie ne peut être que politique, car elle n’est qu’un des domaines dans lesquels s’exercent les pouvoirs et parce que l’on ne peut en comprendre la signification qu’en la situant dans le politique, qui lui donne son sens en en identifiant les acteurs et les choix. Dépolitiser l’économie, c’est la faire échapper au débat et à la contestation en la soumettant au marché. Ensuite, une « bio-économie » confond nature et pouvoir, donne une dimension naturelle au pouvoir. Cela s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus général qui consiste, aujourd’hui, à faire de la politique une question naturelle, en renforçant l’hégémonie contemporaine du « bio », qui gouverne nos choix sans nous permettre de réfléchir ni de contester. Enfin, et c’est le plus grave, dès que le pouvoir et le politique commencent à être soumis au « bio », c’est la porte ouverte à toutes les ségrégations et à toutes les discriminations fondées sur des faits biologiques, à commencer par le racisme. On aura compris à quoi je fais référence en évoquant l’étape suivante, qui consiste à construire une biologie imaginaire et fantasmatique destinée à discriminer des groupes sociaux en les excluant voire en les soumettant à toutes sortes de violences. L’autre mot nouveau d’E. Macron est l’obsession du réarmement.. Le réarmement démographique consiste à considérer la politique démographique comme une arme à la disposition du pouvoir pour ancrer sa domination, notamment, dans la politique proposée par E. Macron, en faisant de la démographie une arme dans un combat, lui aussi fantasmatique, entre le Nord et le Sud. C’est ainsi que le président a parlé d’un « grand plan de lutte » contre l’insuffisance des naissances (encore l’obsession de la lutte, du combat, voire de la guerre). Un tel mot, « réarmement démographique », n’est, en réalité, pas si nouveau, au fond, car il rappelle des thèmes nauséabonds des années trente qui semblent se réveiller après avoir semblé oubliés.
Des thèmes des discours
Il importe de relever quelques thèmes significatifs dans ces discours. D’abord, encore un thème aux relents nauséabonds dans la « présomption d’innocence » dont, selon E. Macron, devrait bénéficier G. Depardieu. En s’opposant vivement à sa ministre de la culture d’alors - elle a été renvoyée du gouvernement depuis, E. Macron avait fait preuve d’un bon vieux choix pour la parole des hommes et pour leur domination et contre l’écoute véritable de la parole des femmes. Cela rejoint, bien sûr, le propos sur la fertilité démographique, comme si, au fond, le corps des femmes ne consistait que dans des champs à semer et à récolter, où se promener. Un autre thème récurrent est celui de la « simplification administrative » qui serait une bonne façon de faire face aux inondations récentes du Pas-de-Calais, mais qui, en réalité, s’inscrit dans la politique du « moins d’État » qui mène tout droit à l’élection de Milei en Argentine et à l’affaiblissement des institutions, toujours prônée par l’extrême droite car les institutions sont des protections du peuple contre les excès du pouvoir. Enfin, dans ses vœux et dans sa conférence de presse, E. Macron est revenu sur sa dernière obsession, celle du retour au traditionalisme à l’école, avec la mise en question de la laïcité, exprimée par son soutien à sa ministre de l’Éducation nationale dans son engagement catholique traditionnel, avec la réaffirmation du souhait du port de l’uniforme, du retour au service national universel, du retour à des spectacles comme les distributions des prix. Au lieu, comme il feint de le croire, qu’ils permettent de faire renaître la société, de telles marottes ne sont que des façons artificielles de jouer à la société, de réduire, donc, le fait social à un jeu. Enfin, en évoquant un soi-disant « consensus » autour de la question de l’immigration, encore une vieille lune de l’extrême droite, E. Macron s’inscrit dans une politique qui consiste à enfermer les nations dans des identités closes sur elles-mêmes au lieu de les ouvrir à l’autre, à l’échange, à la mobilité, qui sont les marques d’une véritable politique.
L’urgence
Ce qui frappe à la lecture ou à l’écoute de ces discours, c’est qu’ils n’ont plus grand sens. On ne comprend pas ce que veut dire E. Macron - ou on ne le comprend que trop bien - dans ces paroles qui parlent de mots que l’on croyait disparus. Ces échos de la politique des années trente ne signifient plus rien aujourd’hui. À moins que, justement, comme celles et ceux qui vivent de nos jours, qui n’ont pas connu cette époque et dont les parents ne l’ont pas connue non plus, E. Macron n’utilise ces mots sans savoir d’où ils viennent, ou plutôt en comptant sur le fait que l’opinion publique ne les comprendra pas, pour cette raison. Pour toutes et tous ceux qui ont connu la guerre contre le nazisme, le fascisme ou le franquisme, ou pour leurs enfants, il existait une censure : le monde avait payé trop cher le recours à ces thèmes et à ces mots pour qu’on puisse se référer à eux. Peu à peu, cet interdit semble levé, ce qui explique des propos comme ceux d’E. Macron sur l’immigration ou, tout simplement, la montée de l’audience des partis d’extrême droite comme ceux de M. Le Pen ou d’É. Zemmour. Cela explique qu’O. Besancenot, ici même, dans Mediapart, au cours d’un entretien avec M. Dejean, ait pu évoquer, avant-hier, un « danger fasciste ». La conférence de presse et les vœux d’e. Macron nous conduisent à reparler de ce risque. Nous sommes prévenus. Si le moment survient, ce que nous ne souhaitons pas, nous ne pourrons pas dire que « nous ne savions pas ». Il nous faut résister à la torpeur politique et culturelle dominante. La belle au débat dormant doit s’éveiller. Il y a urgence.