Au-delà de ce simple « fait divers », ce sont les logiques de la société dans laquelle nous vivons qui sont engagées.
L’appel à l’aide au lieu du recours à l’institution
Depuis un temps qui semble long, les appels à ce que l’on appelle la générosité publique sont de plus en plus nombreux. Les collectes, les appels à la contribution et à toutes sortes de « fonds de solidarité », de « caisses de solidarité » emplissent nos boîtes aux lettres. De plus en plus, au lieu de nous tourner vers les institutions, nous faisons appel à ces organismes qui, finalement, si l’on regarde de près, ne sont plus des institutions publiques, mais des organismes privés. Ce n’est pas parce qu’une caisse de solidarité est mise en place par une institution politique ou un parti qu’il s’agit d’une institution publique : il s’agit seulement d’une sorte de mutation des relations sociales privées. Au lieu de nous engager dans des institutions politiques, au lieu de donner une signification pleinement politique à nos engagements et à nos pratiques sociales, nous les inscrivons dans des relations singulières privées, dans des échanges avec des particulier, dans des contributions fondamentalement privées, alors qu’il s’agit de pratiques qui s’inscrivaient, auparavant, dans l’espace politique. Ce que J. Habemas appelait l’espace public semble disparaître et être remplacé par un espace de relations privées. Cela est plus grave que nous ne le croyons, car, insidieusement, sans que nous en soyons toujours pleinement conscients, cela représente une sorte de symptôme de cet affaiblissement généralisé des institutions et des engagements publics. Même un mouvement politique comme les Insoumis organise une « collecte solidaire » à Marseille, et, au fond, l’activité d’organisations comme le Secours populaire dans le cadre des activités issues du Parti communiste s’inscrit aussi dans cette logique. Au lieu de nous engager dans une médiation réelle entre le singulier et le collectif, nous ne nous situons plus que dans des relations privées, singulières. Au lieu d’être une économie pleinement politique, notre économie, comme en témoignent ces appels à l’aide, devient une économie d’acteurs singuliers. Au lieu de fonder notre société sur une économie de l’échange, nous la fondons sur une économie du troc. Ce que l’on peut appeler cette économie de l’aide et de l’assistance signifie que l’espace public est désormais peuplé de relations personnelles : un espace de relations privées se substitue, peu à peu, à un espace réellement public. C’est grave, car, derrière cette disparition progressive de l’espace public, c’est l’ensemble des pratiques qui faisaient de l’espace social un espace réellement public qui disparaît : avec l’économie politique, ce qui disparaît, c’est aussi le débat, la réflexion, la conscience politique.
La crise du politique
La montée de mouvements comme, en France, le Front national, devenu la rassemblement national (ce qui signifie, au passage, que même lui ne se situe plus dans la logique de la confrontation mais dans celle d’un unanimisme de façade), l’affaiblissement, dans tous les pays, de mouvements réellement politiques comme les partis communistes, sont des évolutions significatives de cette crise du politique révélée par les évolutions dont nous parlons. Elles s’inscrivent dans une logique qui fat apparaître à la fois l’affaiblissement des partis politiques, la perte de confiance de l’opinion dans le politique, la diminution des engagements. Alors, bien sûr, nous nous situons ici dans une dialectique de l’œuf et de la poule : est-ce la perte de confiance dans les institutions, dans les partis, et même dans l’État, qui est à l’origine de cette crise du politique, ou est-ce la crise du politique qui est à l’origine de cette perte de puissance dans les institutions et dans cet affaiblissement des engagements ? Au fond, peu importe. Ce dont il importe de comprendre la signification, c’est cette évolution même, dans tous ses aspects. On peut donner trois significations à cette crise du politique que nous vivons aujourd’hui.
La première est un affaiblissement des représentations du politique. Alors que nous connaissions une importance majeure des activités par lesquelles le politique se donnait à voir, à lire et à comprendre, les représentations du politique se sont affaiblies au point d’être remplacées par des formes du politique réduites à du spectacle : le politique se donne à voir au lieu de se donner à comprendre. Nous vivons dans un monde d’images au lieu de vivre dans un monde de mots. Or, on ne pense pas avec des images : il faut toujours des mots pour penser et pour réfléchir. Ce ne sont pas les images qui construisent la signification, ce sont toujours les mots.
La seconde dimension de cet affaiblissement des engagements et de la médiation est la perte d’importance du collectif. Alors que l’homme est, comme nous le savons depuis Aristote, un zôon politikon, un être vivant politique, l’humanité devient, peu à peu, un ensemble d’individualités, qui se trouvent les unes à côté des autres, sans souci du commun, du collectif, et qui ne voient pas dans les autres d’autres personnes comme elles, mais des êtres vivants – un peu comme s’il s’agissait d’animaux qui vivent à côté d’elles sans qu’aient lieu de véritables rencontres et de véritables échanges symboliques qui les réunissent.
Enfin, une troisième signification de cette situation est celle d’une réduction du politique aux problématiques de pouvoir. Au lieu d’avoir la signification d’un ensemble de relations sociales, le politique se réduit à un ensemble de relations de pouvoir. En effet, cette multiplication des relations d’aide, ce développement des appels à des aides qui prend la place d’appels à l’engagement, ne sont que des expressions de relations de pouvoir : celui qui demande l’aide se situe, lui-même dans une relation de dépendance à l’autre, au lieu de se situer dans une véritable relation d’égalité avec lui, et surtout celui qui donne de l’aide est, au fond, bien content d’être reconnu comme un acteur porteur de pouvoir.
Le pêcheur et le poisson
Nous voilà, une fois de plus, devant l’histoire du pêcheur et du poisson. Cette histoire nous dit que, plutôt de donner du poisson à celui en a besoin pour manger, il vaut mieux lui appendre à pêcher. De cette manière, au lieu de dépendre de l’autre, il peut être pleinement indépendant de lui, il peut se voir reconnaître une véritable personnalité, une véritable identité. Car, finalement, nous sommes, une fois de plus, confronté au problème de l’identité et à celui de la liberté. Toutes ces tendances à la substitution de l’aide à la solidarité ne sont que des tendances à perdre l’identité, et, au fond, la liberté : au lieu d’être porteurs d’une véritable identité reconnue par les autres dans l’espace de la société, nous ne nous inscrivons plus que dans des relations de dépendance. Au lieu d’apprendre à pêcher et, ainsi, de pouvoir pêcher nous-mêmes, nous passons notre temps à demander aux autres de nous donner du poisson. Au lieu de dire réellement « je suis libre », « je suis une personne », nous disons sans cesse « s’il vous plaît ». C’est sans doute là que se situe la crise du politique et, en particulier, la montée en puissance des partis et des organisations autoritaires qui ont pour projet de nous priver de notre liberté. Ne nous trompons pas : le libéralisme ou le « macronisme » sont aussi autoritaires que les mouvements lepénistes ou islamistes, car il s’agit d’identités politiques dont l’horizon est celui d’une disparition de la société et de la médiation réelle entre le singulier et le collectif, celui d’une perte de la signification même de notre appartenance à la société.