L’illusion de la croissance et du progrès
Pourtant, Marx l’avait écrit, dès le début. Pourtant, il l’avait annoncé, et, pour commencer, dans Le Capital. Le débat sur le capitalisme n’est pas une question économique, au contraire : le projet du capitalisme est de soustraire l’économie au politique, de « libérer » l’économie des pouvoirs politiques et des institutions démocratiques, pour pouvoir asservir tranquillement le monde. Pour cela, il a profité d’une conjoncture favorable. En effet, ce qui a fait naître le capitalisme, ce n’est la recherche d’une économie plus rationnelle, ce n’est pas l’élaboration d’un projet économique plus actif, c’est, tout simplement, une sorte d’union, de conjoncture au sens propre de ce mot (une conjoncture, c’est le lien entre deux situations qui se rejoignent), de deux dynamiques : la recherche d’un profit plus rapidement acquis grâce à la mainmise sur des outils de production et l’illusion d’un progrès technologique et culturel lié à l’industrialisation, au XIXème siècle. C’est que le projet du capitalisme n’est pas la croissance d’un pays ou d’une société, mais c’est seulement d’augmenter la fortune des riches qui investissent. Si les populations ont pu adhérer à la culture capitaliste, si elles ont pu tomber dans le piège de la domination de cette conception de l’économie, c’est qu’elles ont cru le capitalisme qui leur promettait la prospérité – et, de fait, le développement de l’activité économique qui s’est engagé à l’époque où naissait le capitalisme a pu faire illusion. On a pu porter au « crédit » du capitalisme (encore une façon pour lui de dominer l’espace politique : l’hégémonie des mots) ce qui, en réalité, tenait, tout simplement, à l’élaboration d’outils et de conceptions de la production et des échanges mieux adaptés aux circonstances. Le capitalisme s’est, en quelque sorte, approprié ce qui ne tenait pas à lui, et, ainsi, il a pu faire dominer le déni de ce qu’il apportait : la récession à long terme.
Le déni de la guerre froide
Et puis il y a eu le déni de la guère froide, qui a retardé les prises de conscience. C’est que, pendant la « guerre froide », comme dans toutes les guerres, il fallait choisir son camp, et, ainsi, choisir d’être dominé par le capitalisme ou par le communisme. Beaucoup de militants ont cru longtemps que le communisme nous libèrerait de l’hégémonie du capitalisme et instituerait un état meilleur, plus juste, plus solidaire, plus fort. Peut-être, d’ailleurs, est-ce toujours vrai : le débat n’est pas là. Non. L’illusion qui a duré tout le temps de la guerre froide et continue encore à vivre dans beaucoup de lieux et dans beaucoup de consciences était de croire que l’U.R.S.S. (autre nom, plus acceptable, que celui de la Russie, un peu abîmé par l’histoire) ou la Chine étaient des pays communistes, alors qu’en réalité, il s’agissait de pays dans lesquels l’État avait confisqué le communisme. C’est à ce moment, dans l’histoire, que la guerre froide qui nous sommait de choisir un camp ou l’autre a semé le déni de ce que nous sommes bien obligés de voir en face aujourd’hui : le capitalisme est une machine de mort. Pendant que des militants engagés et enthousiastes continuaient à s’épuiser à soutenir une idéologie peut-être aussi mortifère que lui, le capitalisme pouvait avancer tranquillement dans la construction de son hégémonie, jusqu’au triomphe par la fin du communisme. Finalement, les images du mur de Berlin ouvert à la circulation des femmes et des hommes ont pu faire croire qu’elles étaient des images de vie et de liberté, alors qu’en réalité - mais il a fallu plusieurs générations pour s’en rendre compte – elles étaient des images de mort autant que les autres. La fin de la guerre froide et l’échec du communisme d’État ont pu prendre l’apparence d’une victoire de la démocratie et d’une promesse de liberté, alors qu’il ne s’agissait que d’échecs.
La mort des femmes et des hommes
C’est que le capitalisme, en réalité est une machine de mort : son projet est d’accumuler le profit de quelques-uns et non d’instituer la liberté et l’égalité de tous. En écrivant cela, je me dis que c’est effrayant d’écrire les mêmes choses que celles qu’écrivaient les premiers communistes, ceux du XIXème siècle, plus de cent ans après : c’est bien la preuve que le capitalisme n’est pas une culture de progrès mais une culture de récession. La mort des femmes et des hommes, c’est, d’abord, la mort des « accidents du travail », comme on dit pudiquement, pour faire croire que c’est le travail qui tue, alors que ce sont les conditions de travail, qui tuent faute de rationalité et de démocratie. Il s’agit aussi des morts de la voiture, dont le capitalisme fait reporter la responsabilité sur la conduite, alors que ce sont les contraintes de l’industrie automobile qui en sont à l’origine. Mais la mort des femmes et des hommes, c’est aussi la mort de ces migrants, exploités dans les pays où ils sont nés par la machine qui les exploite et par la mondialisation qui les empêche d’avoir, chez eux, des conditions de vie décentes. Ils meurent parce qu’ils sont livrés aux passeurs et parce qu’ils ne peuvent pas faire face au monde libéral qui leur donnait l’image d’un monde de progrès. Depuis peut-être toujours, le capitalisme a aussi imaginé la guerre, sans doute une des formes majeures de la mort dans notre histoire, et encore partout aujourd’hui comme en Palestine ou en Ukraine. Et puis la mort des femmes et des hommes a aussi pour cause le capitalisme qui empêche les états de mettre en œuvre des politiques de santé publique et de prévention des maladies plus avancées qu’au temps des pestes médiévales : tous ces siècles de recherche médicale ont-ils donc été dépensés pour rien ?
La mort des espaces et des environnements
Le capitalisme tue aussi les espaces dans lesquels nous vivons. Pour être sûrs de faire toujours davantage de profit, il rejette les politiques de préservation des environnements. L’écologie politique n’a pas de place dans une culture capitaliste – je devrais plutôt écrire dans la machine capitaliste, car le capitalisme n’a pas de culture. Il s’agit de la mort des espaces agricoles, confisqués par les agricultures industrielles, de la mort des paysages, détruits par l’installation des usines et des zones marchandes informes et sans esthétique, il s’agit de la mort des espaces assassinés par la pollution et par l’emprise du profit, il s’agit, enfin, de la mort des espaces de logement, tués par l’économie du profit du foncier et de l’immobilier. Et puis il s’agit de la mort des espaces qui n’existent plus parce qu’ils sont détruits par les contraintes des transports et par les mécanismes de la distribution qui donnent l’illusion que l’espace n’existe plus, puisque nous pourrons bientôt dans la lune en métro et, pour commencer, dès aujourd’hui, parce que le temps des déplacements de travail imposé aux populations constitue une aliénation de plus. Pour retrouver des paysages et des pratiques de l’espace qui permettent de vivre à celles et à ceux qui viendront après nous, il faut commencer par se libérer de l’emprise du capitalisme.
Faire face à l’évidence : en finir avec l’hégémonie du capitalisme
Le mot vient d’être écrit : aliénation. Une fois de plus, nous avons oublié le sens des mots : si nous sommes victimes d’aliénation, cela ne tient pas seulement au fait que nous ne sommes pleinement libres, au fait que nous ne sommes plus maîtres de notre corps, de nos paroles et de notre pensée. Nous sommes aliénés parce que nous n’avons plus de corps et de mots : c’est bien le sens de la figure de la mort. Il est temps de faire face à cette évidence que nous avons si longtemps déniée : le capitalisme n’est pas porteur d’une promesse de liberté, mais d’une promesse de mort. C’est pour cette raison que nous devons en finir avec l’hégémonie du capitalisme. Par encore une de ses embrouilles, il tente de mettre notre mort sur le dos du réchauffement climatique, mais n’oublions pas qu’il n’y aurait pas de réchauffement climatique s’il n’y avait pas les contraintes du capitalisme, si le climat n’avait pas été volé par le capitalisme. Il est désormais essentiel de nous libérer du capitalisme, d’ouvrir les yeux face à cette évidence : c’est devenu une véritable urgence. Ce n’est même plus seulement une question de droits, d’égalité, de liberté : c’est une question de vie ou de mort. Il nous incombe de choisir.