Le travail
Commençons par le commencement : que signifie le mot « travail » ? Ce mot est issu, en ancien français, d’un mot latin, « tripalium », qui signifie « torture ». Le « tripalium » désignait un dispositif, composé de trois pals, de trois mécanismes destinés à empaler, et, au-delà, il a fini par désigner la torture, d’une manière générale. Cela signifie que le travail désignait, à l’origine, une souffrance. C’est, d’ailleurs, pour cela que l’on a pu parler, et que l’on peut encore le faire, d’une femme en travail, pour désigner les douleurs de l’enfantement. Tout cela veut donc bien dire que, dans notre société, le travail est une souffrance. D’une façon plus générale, le travail désigne une aliénation. Il semble bien que cette signification du travail ait fini par être oubliée – ou refoulée – afin de désigner, pour les travailleurs, une activité dans laquelle ils se reconnaissent, qui exprime et manifeste leur identité sociale, pour les chômeurs, une activité à laquelle ils aspirent faute d’un salaire, d’un statut social et d’une activité, et, enfin, pour les employeurs, une manière d’exploiter les gens, de les soumettre à leur pouvoir, sans toujours fonder un véritable contre-pouvoir.
C’est à partir de cela que l’on doit véritablement poser le problème des retraites, qui ne sont qu’un retrait du travail, qu’une manière de se retirer de lui.
Le travail, l’emploi et les retraites
Les retraites ne sont pas seulement un élément de la relation d’échange entre les salariés et les employeurs ; c’est pourquoi il ne faut pas les réduire à une question de marché. La piège du libéralisme est là : il veut tout réduire à un marché, c’est-à-dire à un échange entre deux personnes. Cela veut dire que le salarié vend son travail à une personne ou à une institution qui en devient propriétaire. L’âge de la retraite est un des éléments du prix. Mais la retraite ne doit pas être approchée seulement en termes de gestion, mais véritablement en termes politiques : poser le problème des retraites en termes politiques, c’est penser leur place dans la vie sociale et dans la place de chacune et de chacun d’entre nous dans la société. C’est ce qui est intolérable pour les dirigeants et les classes dominantes dans la culture libérale : pour eux, il ne faut pas penser l’économie et le travail en termes politiques, car la personne, l’individu, n’existe pas. Celle ou celui que l’on appelle le sujet, c’est-à-dire celle ou celui qui n’a pas seulement un travail, mais qui a du désir, qui a une culture et une identité, n’existe pas, on ne peut pas lui donner de place dans la société. C’est, d’ailleurs, aussi, la raison pour laquelle ces classes dirigeantes sont incapables de penser l’emploi autrement qu’en statistiques, en nombre ; elles ne peuvent penser la question de l’emploi en prenant en considération ce que l’emploi et le travail représentent pour la personne, le sens qu’il peut avoir pour elle. Mais c’est une autre histoire, même si, toutefois, la question de l’emploi a sa place dans le débat sur les retraites. En effet, on ne peut dissocier le débat sur les retraites de l’aggravation du chômage et de l’ambition sans fin de nos dirigeants de faire en sorte que le travail des salariées et des salariés leur coûte le moins possible aux chefs d’entreprises. Le débat sur les retraites a ainsi lieu, en France, dans une période où les entreprises ferment afin que les emplois soient supprimés, où le travail est de plus en plus mondialisé, c’est-à-dire déplacé des pays dans lesquels il est plus faiblement rémunéré.
Deux regards sur les retraites
Ainsi, de la même manière, il faut aussi réfléchir à ce que signifient les retraites pour chacun d’entre nous, et c’est en ce point que le fossé s’accroît entre deux logiques du travail. Pour les classes dirigeantes et pour les classes aisées, finalement, la retraite ne change pas grand-chose à la vie. Leur vie au travail n’était ni douloureuse ni ennuyeuse : la retraite venant, elles continuent, comme avant, à lire, à écrire, à aller aux spectacles ou à partir en vacances. La retraite est seulement une période de la vie au cours de laquelle on gagne un peu moins. C’est pour cela qu’il leur est si facile de reculer l’âge de la retraite et qu’elles ont du mal à comprendre la revendication des classes populaires. Pour ces dernières, la retraite constitue véritablement une rupture, car, pour elles, le travail est une aliénation : le travail est une dépendance, elles sont au service des autres, elles leur appartiennent presque. La retraite est une libération car elles peuvent faire ce qu’elles veulent de leur temps, au lieu de se le voir fixé, régulé, par les dirigeants, par les acteurs qui sont au pouvoir. En ce sens, la revendication de conserver la retraite à soixante ans est une revendication de gauche, car elle permet d’assurer une égalité sociale entre les classes pendant plus de temps.
Toujours de ce point de vue pleinement politique, en se fondant sur le regard que l’on a sur le sens du travail et de la retraite et sur ce qu’ils représentent pour la personne, on peut se demander ce que peut bien signifier l’idée selon laquelle l’âge de la retraite ne serait pas le même suivant le moment où nous sommes nés. Que l’on soit né dans les années cinquante ou dans les années soixante, le travail – et, donc, la retraite – ont la même signification pour nous. Le travail représente, pour nous, la même aliénation quelle que soit l’année de notre naissance. La seule variable qui peut dépendre de l’année de notre entrée dans le « marché » du travail dépendrait de la montée du chômage et, ainsi, de la difficulté que nous pouvons avoir à cotiser pour la retraite. Mais, une fois de plus, c’est ne pas prendre en considération le fait que le chômage donne au travail une dimension encore plus aliénante.
La politique des retraites
Enfin, sans doute importe-t-il de prendre en considération, dans le débat sur les retraites, le pays dans lequel nous vivons et dans lequel nous travaillons. La mondialisation a introduit une nouvelle sorte de dépendance, les « pays du Sud » dépendant davantage, en termes de marché, des « pays du Nord ». De ce point de vue, la France est un « pays du Nord » ; elle est un pays riche, elle a un même un passé colonial, au cours duquel elle a pu faire dépendre d’elles des pays qui étaient soumis à une sorte d’aliénation jusqu’à leur libération. C’est bien pourquoi nous pouvons prendre notre retraite plus tôt que les travailleurs des pays moins riches que nous. Et nous voilà de nouveau devant la question de la richesse et de la place sociale. De la même manière que les riches ne peuvent pas comprendre ce que représentent le travail et les retraites pour celles et ceux qui le sont moins, ils ne peuvent pas comprendre que nous sommes un pays riche dans lequel les salariées et les salariés peuvent prendre leur retraite plus tôt que celles et ceux des autres pays. Nous pouvons prendre notre retraite plus tôt, à soixante ans, parce que nos mères et nos pères se sont battus pour cela. Nous devons ce progrès social à la mémoire de leurs luttes qui ont pu construire notre identité au travail.
L’une des questions majeures du débat sur la politique des retraites est celle de leur équilibre – comme, d’ailleurs, la question de l’équilibre a été mise au cœur des débats budgétaires. Mais, en fait, c’est un faux débat. Que le budget d’une personne ou celui d’une entreprise doive être en équilibre, cela peut se comprendre : il faut que les budgets des particuliers ne leur fasse pas courir le risque de la ruine. Mais le budget de l’État n’a pas à être en équilibre : réduire ainsi le budget de l’État à celui d’une personne est une idée introduite dans l’économie politique par les cultures et les idéologies d’origine protestante, comme l’a montré Max Weber. Mais le budget de l’État n’a pas à être en équilibre, car, grâce à la fiscalité, l’État a le pouvoir d’imposer aux contribuables – personnes et entreprises – de lui fournir les moyens financiers dont il a besoin. Rechercher à tout prix l’équilibre budgétaire », c’est, en réalité, soumettre le budget de l’État aux exigences du libéralisme. Le débat sur les retraites est de cet ordre, c’est pourquoi il faut refuser de se plier aux exigences de cette morale issue du libéralisme. L’argent dont l’État a besoin pour payer les retraites doit être fourni par la fiscalité.
C’est en remettant ces questions-là au cœur du débat sur les retraites qu’il pourra enfin ne pas être réduit à des chiffres et à de la gestion et être engagé au nom de la liberté. « Contre nous de la tyrannie, l’étendard sanglant est levé », il s’agit aussi de l’étendard de la dépendance et de l’aliénation. Dans la question des retraites, n’oublions jamais celles et ceux qui sont morts au travail. Il importe, pour toutes et tous, que nous n’oubliions pas de poser le problème du travail, comme l’ensemble des problèmes politiques, en termes de pouvoir.
La « manif »
Au moment où j’écris ces lignes, les manifestations ne se seront encore ébranlées dans le pays. On peut, d’ores et déjà, prévoir une mobilisation puissante des salariés, et l’union des syndicats et des partis de gauche s’est retrouvée autour de cet enjeu majeur. D’abord, c’est bien la preuve qu’au-delà de la question des retraites, c’est l’identité même du salariat qui est remise en cause par le projet de l’exécutif. « La manif » a repris, et, avec elle, tout ce que signifie la figure du cortège, si admirablement mis en scène par Victor Hugo, dans La Légende des siècles : « À la septième fois, les murailles tombèrent », écrit-il, à propos de ces tours de Jéricho que mènent les militants d’alors. « La manif », c’est le peuple qui se retrouve dans la contestation des pouvoirs, et, qui, de cette manière, retrouve une identité qu’il est menacé de perdre. C’est dire l’urgence du combat contre le projet de réforme des retraites.