Un exécutif coupé en deux
Le premier ministre existe dans d’autre pays, comme en Grande-Bretagne, par exemple. Mais ce qui est intéressant, et assez rare, dans le cas de la France, est l’existence d’un premier ministre aux côtés du président de la République. Le chef de l’État et le chef du gouvernement ne se confondent pas. C’est ce qui nous pousse à étudier la signification de ce que l’on peut appeler cette « dyarchie » au sommet de l’État. Encore faut-il rappeler, pour commencer, que ces deux autorités ne sont pas issues du même processus institutionnel, ce qui fonde leur signification. Le président est élu au suffrage universel direct, ce qui lui donne l’autorité d’un acteur politique dont le pouvoir se fonde sur sa reconnaissance par le peuple, par le démos, tandis que le premier ministre est choisi à la fois directement par le président, qui le nomme, et indirectement par le peuple puisqu’il est souvent désigné à l’issue des élections législatives, en général au sein de la majorité issue de ces élections, et qu’il est responsable devant l’Assemblée, qui peut le démettre en votant une motion de censure contre lui et le gouvernement qui le dirige.
Cette dualité de fonctions entre le président et le premier ministre peut conduire à deux situations. Le premier ministre peut être issu de la même « famille » politique que le président, et, dans ce cas, il est soumis à ce dernier. En quelque sorte, le premier ministre sert de paravent, de protection, au président dans l’espace politique. Sans doute E. Borne, comme, avant elle, J. Castex et E. Philippe, sont-ils des acteurs politiques soumis au président, sauf quand il y a, entre eux, une tension ou un affrontement. Mais il peut arriver que le premier ministre ne soit pas issu du parti du président, comme ce fut le cas dans les périodes dites « de cohabitation » : en 1986, à l’issue des élections législatives, F. Mitterrand a dû choisir J. Chirac comme premier ministre, et, en 1993, E. Balladur, tandis qu’en 1997, J. Chirac, président de la République, a dû charger L. Jospin de former le gouvernement et de le diriger. Dans ce cas, on assiste à un véritable partage des pouvoirs : les deux acteurs de l’exécutif, le président et le gouvernement, constituent à la fois des pouvoirs et, l’u n pour l’autre, des contre-pouvoirs. Cette diversité de situations différentes permet de mieux comprendre la complexité des relations entre le chef de l’État et celui du gouvernement.
L’autorité du premier ministre
Ce partage des pouvoirs institue une autorité particulière du premier ministre. Tandis que le président personnifie l’État, l’incarne, comme, en d’autres temps, le fit le roi, ce qu’a bien montré Max Weber, le premier ministre le dirige : il n’a pas une fonction de représentation, mais bien plutôt une fonction de direction. Finalement, c’est le premier ministre, et, sous son autorité, le gouvernement, qui exercent la dimension réelle du pouvoir, tandis que le président exerce sa dimension symbolique. À cet égard, la Constitution est explicite, en stipulant, dans son fameux article 20, que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Les choses sont très claires. Il convient de tirer de là que, quand le président s’occupe de définir la politique de la nation et de la diriger, il s’agit d’un excès de pouvoir.
Dans ces cas, comme celui que nous connaissons aujourd’hui, le premier ministre s’efface derrière le président, qui est le seul à être pleinement visible dans l’espace public. On peut dire, à cet égard, qu’il n’y a que quand le président et le premier ministre sont adversaires politiquement que le premier ministre peut exercer la totalité de son pouvoir, car ce n’est que dans ces situations qu’il n’est pas soumis au président.
L’autorité du premier ministre se fonde, ainsi, sur le partage du pouvoir exécutif entre le président et le gouvernement, ce que les présidents ne reconnaissent que quand ils y sont obligés, c’est-à-dire dans les cas de cohabitation entre des dirigeants de l’exécutif porteurs d’orientations et d’identités politiques différentes. Mais il faut être attentif à ce discours instituant, fondateur, de la Constitution. Celle-ci prévoit bien un partage du pouvoir exécutif, ce qui est une manière d’échapper à la domination monarchique de l’État par le président. Encore, bien sûr, faut-il, pour que cela soit effectivement mis en œuvre dans la réalité de la vie politique, que les deux têtes de l’exécutif consentent, l’une et l’autre, à reconnaître l’autorité majeure, c’est-à-dire celle de la Constitution. C’est, me semble-t-il, le véritable défi lancé à notre régime pour qu’il demeure une démocratie. Peut-être, d’ailleurs, cette évolution relève-t-elle de la même dynamique que celle qui a conduit le Front national, à plusieurs reprises, au second tout de l’élection présidentielle : la perte des engagements et l’oubli de ce que signifie le mot « liberté ».
Significations du choix d’E. Borne
Seulement, voilà : nous ne sommes pas dans les pages et les articles de la Constitution, mais en 2022, sous la présidence d’E. Macron, après une élection présidentielle. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur le choix d’E. Borne comme premier ministre et sur l’identité de cette dernière Petite note en passant : j’ai écrit « premier ministre » et non « première ministre », car il s’agit d’une fonction et non d’une personne et qu’il se trouve – je n’y peux rien – qu’en français, le masculin est le genre neutre. D’abord, puisque nous parlons du masculin et du féminin, depuis un moment déjà, E. Macron laissait courir le bruit qu’il choisirait une femme. Deuxième petite note en passant : qu’on ait pu croire une minute (et qu’elle l’ait laissé croire) qu’avant même les élections législatives, quelqu’un que je croyais socialiste comme M. Touraine devînt premier ministre en dit long sur l’état de délabrement du Parti socialiste, mais c’est une autre histoire. Mais non. Être femme n’est pas une appartenance politique.
Si la féminité devient un engagement politique en dit long aussi sur un autre délabrement : celui des idées politiques. Par ailleurs, il y a eu ce petit feuilleton après l’élection présidentielle (qui sera premier ministre ?), qui, elle-même, avait fini par devenir un feuilleton. Cela aussi signifie bien que notre vie politique en est réduite à des feuilletons et à des questions, comme celle d’un premier ministre qui, de toute façon, avant les élections législatives, sera soumis au président, qui revêtent une importance faible si on les compare à des questions autrement plus graves comme celle de la guerre en Ukraine ou, pour ne regarder que notre pays, la persistance des inégalités. Enfin, interrogeons-nous sur ce que l’on appeler le personnage politique d’E. Borne. Si tant est, d’ailleurs, puisque nous parlons de cela, qu’elle soit un personnage politique. Ce n’est pas lui faire injure que de commencer par remarquer qu’elle n’a jamais eu des fonctions politiques, mais qu’elle n’a eu que des fonctions administratives (préfète, présidente de la R.A.T.P., fonctions dans des cabinets ministériels).
Les fonctions de premier ministre finissent par ne plus être celles d’un militant et d’un acteur politique engagé, mais celles d’un haut fonctionnaire. Peu à peu, insensiblement, l’espace politique se peuple de personnages qui ne sont pas issus du militantisme ou de l’engagement politique, mais sont des cadres des banques ou de l’administration. Les acteurs politiques ne représentent plus le peuple car ils sont issus d’un autre monde. C’est pourquoi ils ne se parlent plus, et, ainsi, c’est pourquoi le peuple de notre pays finit par ne plus s’engager, par abandonner l’espace politique. Peu à peu, les fonctions politiques et les pouvoirs ne sont plus des identités dans lesquelles nous pouvons nous reconnaître, mais elles ne sont que des fonctions dans un organigramme. C’est ainsi que la politique et les pouvoirs finissent, sans que nous en soyons pleinement conscients par échapper au peuple et lui deviennent étrangers.