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Billet de blog 19 octobre 2023

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LE FANTASME DE L’EXCLUSION

Plusieurs événements survenus au cours d’une courte période récente, mis bout à bout, manifestent la même chose : la montée d’un fantasme de l’exclusion.

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Le sens des événements est forgé par leur rencontre

Il y a plus de cinquante ans, en 1967, Julia Kristeva publie un important ouvrage, Sémeiotiké, issu en partie de sa thèse de doctorat. Dans ce livre, la sémioticienne propose un rapprochement entre la question de la signification en littérature et celle de la rencontre entre les textes. Elle nomme ce rapprochement « intertextualité ». Selon elle, c’est parce que les textes littéraires se rencontrent, par des projets esthétiques partagés, le plus souvent inconsciemment, que l’on peut en comprendre la multiplicité des significations. Cette esthétique de l’intertextualité est largement fondée sur les apports de la psychanalyse à l’intelligibilité de la signification. J’avais proposé, dans les années 1990-2000, une telle méthode d’analyse de l’information en proposant la figure de l’interévénementialité. C’est en rapprochant des événements survenus au même moment dans des sphères d’information différentes que l’on peut leur trouver une signification. Essayons de comprendre l’apport de cette figure à une forme de rationalisation de l’espace public politique contemporain : la guerre de la Russie contre l’Ukraine, l’attaque du Hamas contre Israël, les insultes proférées par un « député » R.N. contre un élu Renaissance se retrouvent pour figurer un fantasme de l'exclusion. 

Le fantasme de l’exclusion

Ce qu’ont en commun un certain nombre d’événements qui se produisent aujourd’hui, c’est qu’ils se fondent tous sur le fantasme de l’exclusion. La Russie entend exclure l’Ukraine des états reconnus dans l’espace public international en la soumettant et en la privant d’identité, le Hamas entend priver Israël du droit à l’existence en cherchant à le détruire - ou en menant des actes conduisant à sa destruction, Israël entend priver les Palestiniens de leur identité en colonisant des territoires qui leur appartiennent, un député R.N. traite un élu Renaissance de « racaille », des enseignants se font tuer par des criminels qui cherchent à les priver de leur droit à l’existence, un terroriste d’origine, paraît-il, ingouche, tire sur des élèves d’une école juive, poussé à cela par un antisémitisme qui entend exclure les Juifs de l’espace national. Tous ces événements - et sans doute y en a-t-il d’autres, ont en commun un fantasme selon lequel on peut trouver une légitimité à l’exclusion de l’autre. L’exclusion consiste en un refus de reconnaître à l’autre le droit à l’identité.

La ségrégation et le racisme

Ce fantasme de l’exclusion est celui qui est à l’origine des discriminations et du racisme. Aux événements que je viens de citer, il convient d’ajouter la recherche chinoise de l’uniformisation qui pousse les pouvoirs de la Chine à coloniser les Ouïgours en leur refusant le droit à l’identité. La ségrégation a toujours consisté à exclure l’autre, à le séparer de nous en dressant une barrière entre lui et nous. Le racisme consiste à exclure de l’espace public commun celles et ceux qui sont différents de nous - ou plutôt : à considérer comme différents de nous celles et ceux qui n’ont pas la même peau que nous. Les ségrégations consistent à refuser l’identité politique, c’est-à-dire l’identité commune, l’identité partagée, à celles et à ceux qui ne présentent pas les mêmes caractéristiques que nous - qu’il s’agisse d’identités culturelles, d’identités religieuses ou d’identités politiques. Les ségrégations donnent une dimension active au fantasme de l’exclusion en venant le fonder sur la reconnaissance d’identités que notre imaginaire politique rend différentes des nôtres. Le racisme ou les ségrégations fondent l’identité politique sur la recherche du même, sur la confusion entre l’identité et le même, alors que, précisément, l’identité est construite, exprimée, dans le domaine du langage et de la reconnaissance de l’autre comme symboliquement semblable à nous alors qu’il présente des différences dans le réel.

La radicalité soi-disant religieuse : un prétexte de l’exclusion

Ces actes d’exclusion se parent souvent d’un fantasme religieux censé les légitimer au nom de la fidélité à une religion. Si les identités fondées sur la religion ont acquis une telle importance de nos jours, c’est précisément parce le fantasme de l’exclusion a pris une importance qu’il a peut-être rarement eue dans l’histoire. Exclure au nom de la religion, ce peut être exclure celles et ceux qui ne se conforment pas aux mêmes principes religieux, aux mêmes lois religieuses, ou, de façon plus radicale encore, ce peut être parce que celles et ceux que l’on exclut ne sont pas porteurs de la même identité religieuse que nous, alors que la laïcité vient dépasser ces différences. C’est au nom de cette conception religieuse fondée sur la seule reconnaissance du même que les fanatiques du Hamas tuent et proscrivent celles et ceux qui ne sont pas musulmans ou dont l’islam est tolérant à l’égard des autres religions. Mais c’est aussi au nom d’une religion fondée sur le fantasme de l’exclusion que certains radicaux juifs excluent : c’est bien pourquoi il est faux de confondre antisémitisme et antisionisme, car le sionisme peut être une conception excluante de la religion juive qu’il convient de combattre de la même façon que les autres fantasmes religieux de l’exclusion.

Le néolibéralisme et l’exclusion

Ce qui distingue le « néolibéralisme » du libéralisme classique, c’est, justement, ce fantasme de l’exclusion. Tandis que le libéralisme classique ne cherche que le profit dans l’activation des logiques du marché, le néolibéralisme entend exclure celles et ceux qui refusent de se soumettre à l’hégémonie du marché. C’est bien dans cette logique que s’inscrit la politique menée par E. Macron : la réforme des retraites, par exemple, consiste à exclure du bénéfice de la retraite acquis au cours d’une vie d’activité professionnelle, au nom de l’idée selon laquelle quand on n’est pas utilisé par la société, cette dernière nous rejette en nous excluant d’elle. C’est en vertu d’un fantasme de l’exclusion que ce que l’on peut appeler la doctrine du marché a installé son hégémonie sur les pays dits occidentaux, qui ont fini par se soumettre à l’hégémonie du capital et de cette conception excluante du libéralisme qui rejette celles et ceux qui se situent hors du marché, alors que le marché pourrait être un espace de rencontre. C’est bien à cette hégémonie que les tenants des idéologies comme celle du macronisme entendent soumettre notre pays. Tous les reculs des libertés, comme la liberté de vivre comme on l’entend au moment de la retraite sont en passe d’instaurer dans notre pays le fantasme capitaliste de l’exclusion, qui entend soumettre les demandeurs d’emploi à des exigences ne respectant pas leur liberté de travailler comme ils l’entendent ou soumettre le politique aux exigences des entreprises au lieu de l’être sur celles des engagements démocratiques.

L’exclusion : la fin du politique

En réalité, ne nous trompons pas : l’exclusion est la fin du politique. Le politique consiste à fonder la société sur la vie commune reposant sur des identités partagées et non sur des identités imposées. C’est au nom de ce droit à la différence que le politique fonde l’espace public et les pratiques politiques sur la confrontation et le débat avec les identités de l’autre. Le fantasme de l’exclusion mène à une conception de la société fondée sur l’uniformité et sur l’absence de distance critique. Mais c’est aussi lui qui mène à l’accroissement de la violence - qu’il s’agisse de la violence économique du libéralisme ou de la violence perpétrée contre le corps et le psychisme. C’est pour cela qu’il mène à la fin à la fin de nos libertés, et, au-delà, à l’extinction du politique. L’hégémonie du libéralisme conduit à une conception de la liberté fondée sur la seule liberté du profit. Il est temps que nous imposions la reconnaissance de la liberté comme celle du droit à la différence et au pluralisme, qui est le seul chemin possible à la reconnaissance de l’autre dans le champ de la société et de la vie sociale partagée. Il importe, pour cela, de mettre fin à l’hégémonie du fantasme de l’exclusion. 

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