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Billet de blog 19 novembre 2020

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LA POLITIQUE DE LA CONTRAINTE

La multiplication des contraintes imposées par les diverses politiques de prévention sanitaire que nous connaissons aujourd’hui en raison de la pandémie du Covid-19 nous pousse à réfléchir à ce que l’on peut appeler la politique de la contrainte

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Qu’est-ce que la politique de la contrainte ?

La politique de la contrainte est une politique qui ne se fonde pas, comme devrait se fonder la démocratie, sur le débat public et sur l’adhésion des citoyens aux lois qu’ils se donnent, mais sur l’imposition de la loi par l’usage de la force, qu’il s’agisse de la force de la violence ou de la force du pouvoir. Or on peut remarquer que la culture politique de la modernité donne une place de plus en plus importante à la contrainte et réduit de plus en plus le champ du débat. Tandis que la politique du débat a caractérisé certaines époques de l’histoire, comme, sans doute, les périodes révolutionnaires (n’oublions pas le rôle des « cahiers de doléances » dans la montée de l’engagement révolutionnaire, en France, en 1789), la période que nous vivons aujourd’hui est certainement une période qui manifeste une politique de la contrainte. Nous ne nous exprimons pas dans des formes de débat et dans des logiques de dialogue au cours desquelles nous pourrions élaborer nous-mêmes les lois que nous nous choisirions au terme d’échanges avec les autres, mais nous subissons les lois qui nous sont imposées par les pouvoirs sans que nous les discutions, sans que nous mettions en œuvre des pratiques sociales de réflexion et de rationalité. Finalement, la politique de la contrainte est une politique dans laquelle c’est le pouvoir qui fonde la loi et qui l’impose, une politique dans laquelle les acteurs sociaux sont soumis à l’hégémonie des pouvoirs qui les dominent. Sans doute la montée de cette politique de la contrainte et l’affaiblissement de la politique du débat ont-ils commencé à dominer le monde depuis la deuxième guerre mondiale, qui s’est caractérisée – souvenons-nous en – par la découverte de cette nouvelle contrainte imaginée à l’occasion de la guerre : celle de la violence de l’arme nucléaire.

Les formes contemporaines de la contrainte

Notre époque est marquée par la multiplication des formes de la politique de la contrainte et par leur diversification. D’abord, bien sûr, nous assistons à une multiplication des lois et des règlementations de tous ordres auxquelles sont soumises tous les métiers et toutes les catégories sociales qui sont les nôtres. À ce sujet, ne nous trompons pas : la multiplication des formes de pouvoir auxquelles nous sommes confrontés est une des explications de cette prolifération des normes et des impératifs. Loin de favoriser la montée de la démocratie, la décentralisation a peut-être accru, en les multipliant, les formes des contraintes de la société contemporaine. Mais, de l’autre côté du spectre institutionnel, la mondialisation est aussi à l’origine d’une multiplication des contraintes et des normes de la société. À la fois les impératifs et les normes venus des organisations internationales et ceux qui sont venus de l’Union européenne constituent des manifestations transnationales de la politique contemporaine de la contrainte. Par ailleurs, c’est l’ensemble de notre vie sociale qui est soumis à des contraintes de toute nature. Qu’il s’agisse de la consommation, des déplacements, des transports et de la circulation, de la vie scolaire et de la formation, et, comme nous y assistons en particulier aujourd’hui, en raison de la pandémie du Covid-19, de la santé, toutes nos pratiques sociales et toutes nous relations avec les autres, tout ce qui fait de nous des sujets sociaux, des zôa politika, des êtres vivants politiques, pour parler comme Aristote, se trouve quadrillé, surveillé, enrégimenté par des impératifs de toute nature qui nous sont imposés par les institutions auxquelles nous sommes soumis pendant toute notre vie.

La soumission à la contrainte

Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : si la politique de la contrainte a pu s’imposer et dominer aujourd’hui les formes contemporaines de la politique, c’est parce que nous le voulons bien. L’imposition de la contrainte s’est accrue sous l’effet des rapports de force et des pratiques de violence exercées par les pouvoirs, mais nous avons fini par nous y soumettre, par accepter cette politique de la contrainte. Nous avons, en toute liberté, accepté de passer tout doucement, sans que nous nous en apercevions réellement, d’une politique du débat à une politique de la contrainte. Si nous avons ainsi assumé cette logique, c’est d’abord parce que c’est notre imaginaire qui y a été soumis. La signification que Marx donne au mot « idéologie », celle d’un imaginaire politique, n’a jamais été aussi présente qu’aujourd’hui, en particulier sous l’emprise des formes contemporaines de la fiction qui finissent par remplacer le débat dans l’activité des journaux et des médias. Si les médias ont pu permettre la montée et la diffusion des idées et des engagements révolutionnaires dans les époques, comme au dix-huitième siècle en France ou au début du vingtième siècle en Russie, ils sont devenus aujourd’hui les instruments majeurs de la politique de la contrainte. Toutefois, il ne faut pas limiter aux médias l’explication de cette montée de la soumission à la contrainte. L’importance qu’a prise le fait religieux dans le monde contemporain est une autre explication de cet accroissement de l’importance du rôle de la contrainte dans la politique d’aujourd’hui. Les radicalismes religieux, actifs dans toutes les cultures et dans toutes les parties du monde, sont l’expression majeure de l’adhésion à la contrainte. Tandis qu’à la fin du dix-neuvième siècle, l’exigence de la laïcité a constitué un des éléments majeurs de la montée des engagements démocratiques dans le monde entier, on peut observer un affaiblissement de cet engagement laïc dans tous les milieux et dans toutes les sociétés. Cet affaiblissement de la laïcité et cette adhésion aux engagements religieux radicaux sont des manifestations majeures de la soumission à la contrainte. Par ailleurs, c’est par l’indifférence que la politique de la contrainte est acceptée par celles et ceux à qui elle est imposée : en désertant l’espace public du débat et de la critique, les citoyens se laissent dominer par des contraintes qui orientent leur opinion. Mais sans doute aussi assistons-nous, aujourd’hui, à une montée de la politique de la contrainte dans les logiques qui dominent les politiques publiques. À la fois sous le prétexte de la prévention dans une crise sanitaire majeure et dans le but de faciliter la montée en puissance du libéralisme, l’État, en France comme sans doute dans d’autres pays, fonde, aujourd’hui, l’acceptation citoyenne des politiques publiques sur la contrainte et non sur le débat.

Se libérer de la politique de la contrainte

Comme il devient toujours urgent de se libérer d’un fléau à un moment ou à un autre, nous en sommes arrivés, aujourd’hui, à l’urgence de se libérer de cette politique de la contrainte – afin, tout simplement, de redevenir pleinement des être humains. Pour se libérer de cette violence de l’emprise de la contrainte, il faut, d’abord, réveiller notre esprit critique, qui semble s’être assoupi ces temps derniers. Nous devons absolument retrouver notre activité de la critique, de la critique des gouvernants et de la dénonciation de tous les acteurs de la contrainte, qui se sont multipliés. À ce propos, sans doute l’une des premières contraintes que nous devons soumettre à la critique pour ne plus l’accepter est la contrainte sanitaire qui nous empêche de mener une vie sociale réelle sous le prétexte de la menace du coronavirus. Par ailleurs, nous devons retrouver l’activité des mouvements politiques et des mouvements revendicatifs comme les syndicats ou les associations, qui, eux aussi, se sont endormis avec la montée de la politique de la contrainte. Les commerçants et les salariés qui ne peuvent plus travailler du fait de la politique de la contrainte doivent retrouver le sens de la lutte contre son emprise. Enfin, pour nous libérer de la politique de la contrainte, nous devons retrouver le sens de la parole : nous devons retrouver les activités de la parole avec les autres et de leur écoute, pour retrouver le sens de la vie sociale. La parole et la communication ont fini par devenir de véritables urgences sociale et politiques. Pour nous libérer de la politique de la contrainte, nous devons redevenir des êtres humains, tout simplement, car, avec cette multiplication des formes de la politique de la contrainte, nous avons fini par oublier que nous le sommes.

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